Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 1, 1912.djvu/99

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le rationalisme s’établit sur les ruines de l’empirisme, et c’est conformément à ses principes qu’Euclide assit ses mathématiques, non sur l’évidence intuitive (φαινομενον) réservée, et nécessairement, aux seuls axiomes, mais sur le raisonnement (νοουμενον). Sa méthode resta maîtresse pendant des siècles, et il dut en être ainsi tant qu’on n’eut pas distingué l’intuition pure a priori de l’intuition empirique. Déjà Proclus, le commentateur d’Euclide, semble avoir aperçu cette différence, comme le montre une phrase de lui que Kepler a traduite dans son ouvrage De harmonia mundi ; mais Proclus n’y attacha pas assez d’importance, isola trop sa remarque, n’y réfléchit pas et passa outre. C’est seulement deux mille ans plus tard, que la doctrine de Kant, — qui est appelée à révolutionner si profondément la science, la pensée, la conduite des peuples européens, — opérera les mêmes changements en mathématiques. Alors, pour la première fois, — après avoir appris de ce grand esprit que les intuitions d’espace et de temps diffèrent absolument des intuitions empiriques, ne dépendent en rien des impressions de la sensibilité, qu’elles les conditionnent au contraire et ne sont point conditionnées par elles, c’est-à-dire qu’elles sont a priori et par conséquent à l’abri des illusions sensibles, — alors nous pouvons nous convaincre que la méthode logique d’Euclide est une précaution inutile, une béquille pour une jambe qui se porte bien, et qu’il ressemble à un voyageur de nuit qui prendrait pour une rivière un beau chemin bien sûr et bien clair, et qui, s’en écartant avec soin, continuerait sa route sur un sol pierreux, enchanté de rencontrer de temps en temps la prétendue rivière pour s’en garer. C’est maintenant seulement que nous pouvons dire avec certitude d’où provient ce qui, à la vue d’une figure de géométrie, s’impose à notre esprit comme nécessaire. Ce caractère de nécessité ne vient pas d’un dessin très mal exécuté peut-être sur le papier ; il ne vient pas non plus d’une notion abstraite que cette vue fait naître dans notre pensée : il procède directement de cette forme de toute connaissance que nous possédons a priori dans notre conscience. Cette forme, c’est toujours le principe de raison. Dans l’exemple que nous citons, elle se manifeste comme « forme de l’intuition », c’est-à-dire comme espace, comme principe de la raison d’être. Et son évidence et son autorité sont tout aussi grandes et tout aussi immédiates que celles du principe de la raison de connaissance, c’est-à-dire de la certitude logique. Nous n’avons donc aucun profit à ne vouloir nous fier qu’à cette dernière certitude et nous ne devons pas sortir du domaine propre des mathématiques pour chercher à les vérifier par les concepts qui lui sont tout à fait étrangers. En nous enfermant dans le domaine propre des mathématiques, nous avons cet immense avantage de savoir tout à la fois que telle