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critique de la philosophie kantienne

nous n’a pas la force de réflexion et de critique nécessaire pour se distinguer, en tant que phénomène temporel et déterminé de cette volonté, ou plutôt de cet acte de volonté, pour se distinguer, dis-je, de cette volonté de vivre elle-même ; et, au lieu de considérer toute notre existence comme l’effet d’un acte unique de notre liberté, nous voulons retrouver celle-ci dans nos actions particulières. Je renvoie pour ce point à mon livre sur la liberté de la volonté.

Si donc Kant, comme il l’avance ici et comme il semble l’avoir fait ailleurs, s’était contenté d’établir l’existence de la chose en soi, au prix sans doute d’une grande inconséquence et d’un raisonnement qu’il s’était interdit lui-même, par quel hasard singulier, en cet endroit, où pour la première fois il serre de plus près la chose en soi et semble vouloir s’éclairer sur sa nature, a-t-il pu voir d’emblée la volonté, la volonté libre qui ne se manifeste dans le monde que par des phénomènes temporels ? — C’est pourquoi j’admets, quoi qu’il me soit impossible de le démontrer, que Kant, chaque fois qu’il parle de la chose en soi, se représentait vaguement et dans les profondeurs les plus obscures de son esprit la volonté libre. Ce qui semble confirmer mon opinion, c’est un passage de la préface de la 2e édition de la Critique de la raison pure (p. 27 et 28, et dans l’éd. de Rosenkranz p. 677 des suppléments).

C’est d’ailleurs en cherchant à résoudre la troisième prétendue antinomie, que Kant a trouvé l’occasion d’exprimer avec une grande beauté les pensées les plus profondes de toute sa philosophie. Ainsi dans toute la « sixième section de l’antinomie de la raison pure » ; mais avant tout, dans l’exposé du contraste entre le caractère empirique et le caractère intelligible, morceau que je mets au nombre des choses les plus excellentes qui aient été jamais dites par un homme. (On trouvera une explication complémentaire de ce passage dans un endroit parallèle de la Critique de la raison pratique, p. 169-179 de la 4e éd., ou p. 224-231 de l’éd. Rosenkr.) Il est d’autant plus regrettable, d’abord que ces vues éloquentes ne se trouvent pas à leur véritable place, et aussi que d’une part elles n’aient pas été obtenues par la méthode indiquée dans le texte, si bien qu’elles devraient être déduites d’une tout autre manière, et enfin que d’autre part elles n’atteignent pas le but que leur assigne Kant, à savoir la solution de la prétendue antinomie. On conclut du phénomène à sa raison intelligible, la chose en soi, par l’application inconséquente, que j’ai relevée tant de fois, du principe de causalité à un ordre de choses situé par de la toute expérience. Cette chose en soi, on la voit en l’espèce dans la volonté de l’homme (Kant l’appelle incongrûment raison, par une violation impardonnable de toutes les