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le monde comme volonté et comme représentation

technique de Kant il faudrait dénommer : la preuve céraunologique (par la foudre) : c’est la preuve qui se fonde sur notre besoin d’être soutenus, sur la faiblesse et la dépendance de l’homme vis-à-vis de forces naturelles supérieures, impénétrables, et généralement menaçantes ; ajoutez à ce sentiment notre penchant naturel à tout personnifier et l’espoir que nous avons d’obtenir quelque chose par des prières et des flatteries, ou même par des présents. Dans toute entreprise humaine se trouve, en effet, un élément qui n’est pas en notre puissance et qui échappe à nos calculs : c’est le désir de se rendre cet élément favorable qui est l’origine des dieux. Primus in orbe Deos fecit timor est une maxime de Pétrone aussi juste qu’ancienne. C’est cette preuve principalement que critique Hume, et à cet égard il nous apparait comme le précurseur de Kant. — Si Kant, par sa critique de la théologie spéculative, a jeté quelqu’un dans un embarras durable, ce sont les professeurs de philosophie : à la solde de gouvernements chrétiens, ils ne sauraient lâcher le plus important des articles de foi[1]. Comment ces Messieurs se tireront-ils d’affaire ? — En prétendant que l’existence de Dieu se comprend d’elle-même. — Fort bien ! ainsi donc le vieux monde a inventé, au prix de sa conscience, des miracles pour la démontrer, le nouveau monde a mis en campagne, au prix de sa raison, des preuves ontologiques, cosmologiques et physico-théologiques, — et chez ces messieurs cela va de soi. Puis par ce Dieu qui va de soi, ils expliquent le monde : et voilà leur philosophie.

Jusqu’à Kant, un véritable dilemme subsistait entre le matérialisme et le théisme ; ou le monde était l’œuvre d’un aveugle hasard, ou c’était une intelligence ordonnatrice qui, agissant du dehors, l’avait créé suivant des fins et des idées : neque dabatur tertium. Aussi l’athéisme et le matérialisme étaient-ils mis sur le même plan : l’on doutait qu’il pût y avoir un matérialiste, c’est-à-dire un homme capable d’attribuer à un hasard aveugle l’ordonnance de la nature, et surtout de la nature organique, où l’appropriation à des fins éclate avec tant d’évidence : qu’on lise, par exemple, les Essais de Bacon (Sermones fideles), Essays on atheism. Pour

  1. Kant a dit : « Il est absurde de demander des lumières à la raison, si on lui prescrit d’avance vers quel côté elle devra pencher. » (Critique de la Raison pure, p.747 ; V, 775). À côté de cela qu’on lise la naïveté suivante, échappée à un professeur de philosophie contemporain : « Si une philosophie nie la réalité des idées fondamentales du christianisme, ou elle est fausse, ou, quoique vraie, elle ne saurait être d’aucun usage », — scilicet pour des professeurs de philosophie. C’est feu le professeur Bachmann qui dans la Litteraturzeitung de Iéna, de juillet 1840, n° 126, a si imprudemment révélé le dogme de tous ses collègues. En tout cas c’est un fait précieux pour la caractéristique de la philosophie universitaire que cette attitude vis-à-vis de la vérité : si elle refuse, inflexible, de se plier à des idées préconçues, on lui montre la porte sans plus de façons : « Hors d’ici, vérité, nous ne pouvons pas nous servir de toi. Te devons-nous quelque chose ? Est-ce toi qui nous paies ? En avant, donc, marche ! »