Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/122

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
119
critique de la philosophie kantienne

ne les surprend pas et ne les fait pas sortir de leur calme habituel, en se présentant à eux dans la réalité sous forme de cas particulier. Le présent, l’intuitif, le réel exercent au contraire un tel pouvoir sur les caractères moins raisonnables, que les concepts froids et incolores disparaissent à l’arrière-plan de la conscience ; ils en oublient les résolutions et les maximes de conduite, et deviennent la proie des impressions et des passions de toute sorte. J’ai déjà exposé à la fin du premier livre qu’à mon avis la morale stoïque n’était originairement qu’une série de préceptes, recommandant une vie raisonnable, au sens que nous venons de dire. C’est une telle vie que célèbre Horace à maintes reprises dans de nombreux passages. C’est ainsi qu’il faut entendre son Nil admirari, et aussi l’inscription delphique Μηδεν αγαν. Traduire Nil admirari par « ne rien admirer » est un véritable contre-sens. Ce conseil d’Horace ne s’applique pas tant au domaine de la théorie qu’à celui de la pratique et peut se paraphraser ainsi : « N’estime rien d’une manière absolue, ne t’énamoure de rien, ne crois pas que la possession d’une certaine chose donne le bonheur ; tout désir profond d’un objet n’est qu’une chimère décevante, dont on se débarrasse aussi sûrement, mais avec plus de facilité, par une connaissance claire que par la possession péniblement obtenue. » C’est dans le même sens que Cicéron emploie le mot admirari (De divinatione, II, 2). Ce que poursuit Horace, c’est cette αθαμϐια, cette ακαταπληξις, cette αθαυμασια que Démocrite célébrait déjà comme le souverain bien. (Cf. Clém. Alex., Strom., II, 24 ; Strabon, I, p. 98 et 103.) — Il ne saurait être proprement question de vice ni de vertu à propos d’un système de vie aussi raisonnable, mais cet usage pratique de la raison fait valoir la véritable supériorité qu’a l’homme sur l’animal, et donne un sens et un contenu à cette expression : la dignité de l’homme.

Dans tous les cas donnés et concevables, la différence entre une action raisonnable et une action déraisonnable résulte de ce que les motifs sont, ou des concepts abstraits, ou des représentations intuitives. Aussi l’explication que j’ai donnée de la raison s’accorde-t-elle exactement avec les habitudes de langue de tous les temps et de tous les peuples ; or ces habitudes, personne ne les considérera comme purement arbitraires ou accidentelles, mais on reconnaîtra qu’elles sont sorties de cette différence entre les diverses facultés de l’esprit dont chacun a conscience ; c’est cette conscience qui dicte le mot, sans l’élever toutefois à la précision d’une définition abstraite. Nos ancêtres n’ont pas créé les mots sans y déposer un sens déterminé, pour le simple plaisir de laisser après des siècles des philosophes s’en emparer afin d’en déterminer le contenu ; ils désignaient par les mots des concepts tout à fait tranchés. Les mots