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le monde comme volonté et comme représentation

problème. Ce qui le frappe surtout, c’est qu’un tel jugement est manifestement l’expression d’un processus du sujet et qu’il a pourtant une généralité telle, qu’il semble se rapporter à une propriété de l’objet. Voilà ce qui l’a frappé, et non pas le beau lui-même. Son point de départ, c’est le verdict d’autrui, le jugement sur le beau, et non pas le beau. Autant vaudrait ne connaître les choses que par ouï dire et non par soi-même ; à peu près de la même façon, un aveugle très intelligent pourrait, avec ce qu’il a entendu dire sur les couleurs, en composer une théorie. Et réellement on ne devrait envisager les philosophèmes de Kant sur le beau que sous ce rapport. On trouverait alors que sa théorie est très judicieuse, et même on remarquerait que çà et là, il y a quelques observations justes et d’une vérité générale ; mais la solution qu’il donne est tellement inadmissible, elle répond si peu à la dignité de son objet, que nous ne pouvons l’adopter comme vérité objective : c’est pourquoi je me considère comme dispensé d’en donner la réfutation, et je renvoie sur ce point à la partie positive de mon ouvrage.

Pour ce qui est de la forme de son livre, remarquons que Kant y a été conduit par l’idée de trouver dans le concept de finalité la solution du problème du beau. L’idée est déduite ; ce qui n’est pas bien difficile, comme les successeurs de Kant nous l’ont montré. De là résulte cette union baroque de la connaissance du beau avec celle de la finalité des corps, dans une faculté de connaître qu’il appelle jugement ; et de là vient enfin, qu’il traite dans le même livre de deux sujets aussi différents. Avec ces trois facultés, la raison, le jugement et l’entendement, il entreprend ensuite des fantaisies architectoniques d’une belle symétrie ; il suffit d’ouvrir la Critique du jugement, pour voir jusqu’à quel point Kant en a le goût ; ce goût apparaît déjà dans l’ordonnance de la Critique de la raison pure, dont l’harmonie n’est obtenue que par un tour de force, mais surtout dans cette antinomie du jugement esthétique, qui est si fort tirée par les cheveux. On pourrait encore faire à Kant un grand reproche d’inconséquence ; il répète à satiété, dans la Critique de la raison pure, que l’entendement est la faculté de juger, et qu’il considère les formes de ses jugements comme les pierres angulaires de toute philosophie. Or, voici que maintenant il nous parle d’une faculté de juger toute particulière, absolument différente de l’autre. Aussi bien, ce que je nomme la faculté de juger, c’est-à-dire le pouvoir de transformer la connaissance intuitive en connaissance abstraite, et réciproquement, cette faculté, dis-je, j’en ai parlé tout au long dans la partie positive de mon ouvrage.

La partie de la Critique du jugement qui est de beaucoup la meilleure, c’est la théorie du sublime. Elle vaut incomparablement mieux que la théorie du beau, et non seulement elle nous donne,