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le point de vue idéaliste

Aussi a-t-il cherché à prouver que cette ordonnance objective dans l’espace et dans le temps, soumise au principe de causalité, au sein de la matière, sur laquelle reposent en dernière analyse tous les événements du monde réel, ne peut être conçue comme existant par soi, c’est-à-dire comme étant l’ordre des choses en soi, ou comme quelque chose d’absolument objectif, de directement donné ; car il suffit de s’engager un peu loin dans cette voie pour aboutir à des contradictions. C’est ce que Kant a voulu faire voir par ses antinomies ; mais j’ai montré, dans un de mes suppléments, combien cette tentative était infructueuse. — En revanche, la doctrine kantienne, même sans les antinomies, nous amène à cette idée, que les choses et leur mode d’existence sont étroitement unis avec la conscience que nous en avons. Quiconque l’a bien compris ne tarde pas à se convaincre, que l’hypothèse d’un monde extérieur existant en dehors de la conscience et indépendamment d’elle, est profondément absurde. Il serait impossible que nous fussions si fortement engagés dans l’espace, le temps et la causalité, et dans tout le développement de l’expérience, qui repose sur ces principes, conformément à ses lois ; que nous nous y trouvassions comme chez nous (même les animaux), que nous y fussions aussi commodément, si la nature de notre intellect et celle des choses étaient différentes ; au contraire, on ne peut s’expliquer ce fait, qu’en supposant que les deux forment un tout, que l’intellect lui-même crée cet ordre, et qu’il n’existe que pour les choses, comme elles n’existent que pour lui.

Mais indépendamment des vues profondes que la philosophie kantienne seule nous a procurées, on peut juger aisément combien est fragile l’hypothèse si opiniâtrement défendue, du réalisme absolu ; on peut du moins le rendre sensible, en cherchant à éclaircir le sens de cette hypothèse, par des considérations comme celles-ci : — Le monde, conformément au réalisme, — tel du moins que nous pouvons le connaître, — doit être indépendant de notre connaissance. Supprimons-en tous les êtres connaissants, et n’y laissons subsister que la nature inorganique et végétale. Le rocher, l’arbre, le ruisseau, existent ainsi que le ciel bleu. Le soleil, la lune et les étoiles éclairent cet univers, comme avant ; mais tout cela est bien inutile, puisqu’il n’y a pas d’œil pour le voir. Introduisons maintenant un être doué de connaissance. Cet univers se représente et se répète à l’intérieur de son cerveau, exactement tel qu’il existait tout à l’heure en dehors de ce cerveau. Un second univers est venu s’ajouter au premier, et quoique profondément séparé de lui, il lui ressemble point pour point. Le monde subjectif de l’intuition dans l’espace subjectif de la connaissance, est absolument identique au monde objectif, dans l’espace objectif infini. Mais