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sur la connaissance intuitive

ignoré Kant, Reid nous a donné ainsi une preuve décisive suivant la regula falsi (j’en ai fait l’exposé précédemment à la suite de la doctrine kantienne) du caractère intellectuel de l’intuition et de l’origine à priori, découverte par Kant, de ses conditions essentielles, c’est-à-dire du temps, de l’espace et de la cause, conditions d’où procèdent immédiatement les qualités primaires de Locke, qu’il est facile d’ailleurs de construire avec elles. Le livre de Thomas Reid est très instructif, et mérite cent fois plus d’être lu que tous les ouvrages parus depuis Kant, pris en bloc. — Une autre preuve indirecte de la doctrine de Kant, quoiqu’elle nous vienne par voie d’erreur, peut se tirer des philosophes sensualistes français, qui, après que Condillac se fût engagé sur les traces de Locke, se sont tourmentés à démontrer que toute notre représentation et toute notre pensée reviennent en dernière analyse aux impressions des sens (penser, c’est sentir). D’après Locke, ils nomment « idées simples » ces impressions sensibles, et affirment que c’est par la combinaison et la comparaison de ces impressions, que le monde objectif se bâtit dans notre tête. Sans doute ces messieurs « ont des idées simples ». Il est amusant de voir comment ces philosophes, qui n’ont ni la profondeur de Kant, ni la rigueur logique de Locke, tirent dans tous les sens cette misérable étoffe de la sensation, et s’efforcent d’en faire quelque chose d’assez considérable, pour en extraire le phénomène si important du monde de la représentation et du monde de la pensée. Mais l’homme qu’ils ont construit devrait être, pour parler le langage de l’anatomie, un Anencephalus, une tête de crapaud, un être doué uniquement d’appareils sensitifs, mais sans cerveau. Pour ne citer, à titre d’exemple, parmi d’innombrables travaux, que deux ouvrages de cette école, nommons Condorcet, au début de son livre Des progrès de l’esprit humain, et Tourtual Sur la Vision, dans le second volume des Scriptores opthalmogici minores ; éd. Justus Radius (1828).

Le sentiment de l’insuffisance d’une explication purement sensualiste de l’intuition, apparaît de même dans cette hypothèse émise peu de temps avant l’apparition de la philosophie kantienne, que nous n’avons pas des choses de simples représentations, excitées par la sensation, mais que nous saisissons directement les choses elles-mêmes, quoique situées en dehors de nous. Ce qui est incompréhensible, en vérité. Et ce n’est point là une opinion idéaliste, c’est une hypothèse formulée du point de vue habituel du réalisme. Le célèbre Euler a très bien et très nettement exprimé cette hypothèse dans ses Lettres à une princesse allemande, t. 2, p. 68. Je crois donc que les impressions (des sens) contiennent quelque chose de plus que les philosophes ne l’imaginent. Ce ne sont pas de vaines perceptions correspondant à je ne sais quelles