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le monde comme volonté et comme représentation

abus des idées générales. On voit par d’innombrables exemples empruntés à leurs écrits combien les scolastiques se sont servis de l’abstraction, principalement Thomas d’Aquin. Jusqu’à Locke et à Kant, la philosophie s’est engagée sur la route frayée par ces scolastiques, et elle y a persévéré ; ce sont ces deux philosophes qui s’avisèrent enfin de rechercher l’origine des concepts ; mais Kant lui-même dans ses premiers écrits est encore engagé sur cette voie, par exemple, dans ses Preuves de l’existence de Dieu (p. 19,2e vol. de l’édit. de Rosenkranz), où les concepts de substance, de principe, de réalité sont employés comme ils n’auraient jamais dû l’être, si l’on était remonté à leur origine et au contenu déterminé par cette origine : car on aurait trouvé que la matière était le point de départ et le contenu du concept de substance, que la cause remplissait celui de principe (appliqué aux choses du monde réel), la cause c’est-à-dire la première modification qui détermine la dernière, et ainsi de suite. Sans doute on ne serait pas arrivé par là à la solution cherchée ; mais toujours, comme dans le cas qui nous occupe, c’est pour avoir fait entrer, sous des concepts trop étendus, beaucoup plus que leur contenu réel, qu’on a raisonné faux, et que de ces raisonnements sont sortis de faux systèmes. Spinoza lui aussi a fait reposer toute sa méthode de démonstration sur des concepts de cette nature, mal analysés et trop étendus. Le grand service qu’a rendu Locke ç’a été au contraire de réagir contre tout ce néant dogmatique, en nous obligeant à examiner l’origine des concepts, ce qui était revenir à l’intuition et à l’expérience. Avant lui Bacon avait agi dans le même sens, en visant toutefois plutôt la physique que la métaphysique. Kant suivit la voie tracée par Locke, mais avec un esprit plus large, et il alla plus loin, comme nous l’avons déjà montré. Les philosophes de l’apparence, qui réussirent à attirer sur eux l’attention du public aux dépens de Kant, devaient être gênés par les résultats de sa philosophie comme par ceux de la philosophie de Locke ; mais, en pareil cas, ils savent ignorer les vivants comme les morts. Ils abandonnèrent donc, sans façon, la juste voie trouvée enfin par ces sages ; ils se mirent à philosopher de droite et de gauche, avec des concepts pris je ne sais où, sans se préoccuper de leur origine et de leur contenu, si bien que la fausse sagesse de Hegel en arriva à soutenir que les concepts n’ont pas d’origine, et sont au contraire l’origine de toutes choses. — Cependant Kant s’est trompé, en ravalant trop l’intuition empirique au-dessous de l’intuition pure, — point que j’ai traité tout au long dans ma critique de sa philosophie. Chez moi, l’intuition surtout est la source de toute connaissance. De bonne heure, j’ai reconnu ce qu’il y a de séduisant et d’insidieux dans les abstractions, et,