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CHAPITRE VI
APPENDICE À LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE ABSTRAITE OU RATIONNELLE

L’impression des objets extérieurs sur les sens, et la sensation particulière qu’elle excite en nous, tout cela disparaît en même temps que la présence de l’objet. Ainsi, ces deux éléments ne suffisent pas à élaborer l’expérience proprement dite, qui doit être pour nous un enseignement et une règle de conduite pour l’avenir. L’image de cette impression, conservée par l’imagination, n’en est que l’écho affaibli ; tous les jours elle se dégrade et finit par disparaître avec le temps. Il n’y a qu’une chose, qui ne disparaisse pas instantanément comme l’impression, et qui ne s’efface pas petit à petit, comme son image c’est le concept. C’est en lui par conséquent, que doit se trouver déposé tout le savoir de l’expérience, et c’est lui seul qui est capable de nous diriger dans la vie. Aussi Sénèque dit-il fort justement Si vis tibi omnia subjicere, te subjice rationi (ép. 37). J’ajoute que, pour s’imposer[1] aux autres, dans la vie réelle, il faut être soi-même posé[2], réfléchi, guidé uniquement par des concepts c’est la condition essentielle. Un instrument de l’intelligence aussi considérable que le concept ne peut évidemment être identique au mot, à ce simple son qui, en tant qu’impression sensible, disparaît avec la présence de l’objet qui l’a causé, ou qui en tant qu’image auditive, finit par s’effacer avec le temps. Pourtant le concept est une représentation, dont la claire conscience et dont la conservation est attachée au mot. Aussi les Grecs désignaient-ils par le même mot la parole, le concept, le rapport, la pensée et la raison : ὁ λόγος. Toutefois, le concept est aussi différent du mot auquel il est attaché, que de l’intuition d’où il est sorti. Il est d’une tout autre nature que ces impressions des sens. Ce qui ne l’empêche pas de concentrer en lui tous les résultats de l’intuition, pour les restituer longtemps après, dans toute leur intégrité c’est là le commencement de l’expérience. Seulement, ce n’est pas l’intuition ou la sensation telles quelles, que conserve le concept, c’en est le général, l’essentiel, et cela sous une forme très différente, sans qu’il cesse pourtant d’en être

  1. Il y a là un jeu de mots presque intraduisible : überlegen, supérieur à, et uberlegt, réfléchi, posé, etc. (Not. du trad.)
  2. Voir la note ci-dessus.