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de la connaissance rationnelle

lecteurs de ne pas perdre leur temps aux écrivasseries d’un aussi pauvre cerveau.

D’ailleurs, la différence qu’il y a entre la raison et l’entendement, — l’une, faculté des représentations abstraites, l’autre, faculté des représentations intuitives, — a été déjà aperçue par Pic de la Mirandole, ce scholastique grand seigneur ; dans son livre De imaginatione, I. II, il distingue soigneusement la raison de l’entendement, et considère la première comme la faculté discursive, particulière à l’homme, et la seconde comme la faculté intuitive, qui est le mode de connaissance des anges, presque celui de Dieu. De même Spinoza définit très justement la raison, la faculté de former des concepts généraux (Eth. 11, prop. 40, schol. 2). Je n’aurais pas eu besoin de m’étendre sur ce sujet, sans les bouffonneries que tous nos philosophastres allemands ont accumulées depuis cinquante ans sur le concept de raison ; sous ce nom, ils ont introduit impudemment je ne sais quelle faculté mensongère, une connaissance métaphysique immédiate, dite suprasensible, tandis qu’ils faisaient de la véritable raison l’entendement, et passaient celui-ci sous silence, comme une faculté qui leur était étrangère, et dont ils attribuaient les fonctions intuitives à la sensibilité.

Comme toute chose en ce monde, un avantage ne va pas sans entraîner avec lui mille inconvénients. C’est ce qui arrive pour la raison, ce privilège exclusif de l’homme ; elle comporte des inconvénients à elle propres, et devient souvent pour l’homme une source d’erreurs, auxquelles les animaux ne sont point exposés. Grâce à elle, une nouvelle espèce de motifs, inconnus des animaux, exerce son influence sur sa volonté ; ce sont les motifs abstraits, c’est la pensée pure et simple, qui ne dérive pas toujours pour nous de l’expérience proprement dite, mais qui peut nous venir souvent ne fût-ce que par les discours ou les exemples d’autrui, par la tradition ou les livres. Par la pensée, l’intelligence humaine est ouverte à l’erreur. Seulement chaque erreur entraîne tôt ou tard toute une série de maux, plus ou moins grands, suivant que l’erreur était plus ou moins forte. Toute erreur individuelle est expiée, et se paie cher ; il en est de même des erreurs générales, de celles que commettent les peuples. Aussi ne saurait-on assez répéter que toute erreur, où qu’on la trouve, doit être poursuivie et extirpée comme nuisible à l’humanité, et qu’il ne peut y avoir d’erreurs privilégiées, ou même sanctionnées par les lois. Le penseur doit les arracher, quoique les hommes, semblables en cela au malade dont le médecin touche les plaies, en jettent de hauts cris. L’animal ne peut jamais s’écarter beaucoup du chemin de la nature ; car ses motifs appartiennent tous au monde intuitif, qui est le domaine unique du possible, ou plutôt du réel ; dans nos concepts abstraits, au contraire,