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des rapports de l’intuitif et de l’abstrait

ensemble des concepts, est relativement restreinte et aisée ; il en est autrement lorsqu’elle opère le passage de ce qui est particulier par excellence, je veux dire l’intuitif, à ce qui est essentiellement général, je veux dire le concept. Dans la première opération, il doit toujours être possible, grâce à la décomposition des concepts en leurs prédicats essentiels, de se prononcer par un procédé purement logique sur leur compatibilité ou leur incompatibilité respectives ; pour cela il suffit de la simple raison départie à chacun dans ce cas par conséquent la faculté de juger n’a d’autre fonction que d’abréger le procédé logique : celui qui en est doué aperçoit rapidement ce que les autres ne peuvent découvrir à moins d’une série de réflexions. L’activité de la faculté de juger — dans le sens précis du mot activité — se montre en réalité pour la première fois lorsque les choses connues intuitivement, c’est-à-dire le réel, l’expérience, ont à être transportées dans le domaine de la connaissance précise et abstraite, subsumées sous des concepts qui leur correspondent exactement, et, par là même, transformées en savoir réfléchi. Aussi est-ce à cette faculté qu’il appartient de poser les fermes fondements de toutes les sciences ; car ces fondements portent toujours sur des données immédiatement connues dont il est interdit de sortir. En matière de sciences le difficile, ce sont les jugements fondamentaux, ce ne sont point les raisonnements qui découlent de ces jugements. Raisonner est facile, formuler un jugement est difficile. Les faux raisonnements sont une rareté, les faux jugements sont toujours à l’ordre du jour. Malgré tout, dans la pratique, dans toutes les grandes résolutions, dans toutes les décisions importantes, la faculté de juger doit apporter l’appoint ; la sentence judiciaire elle aussi est, en somme, également son œuvre. Semblable à la lentille qui concentre les rayons solaires dans un étroit foyer, l’intellect, lorsqu’il exerce cette faculté, doit réunir toutes les données qu’il possède sur une chose ; il doit les concentrer d’une manière assez puissante pour les saisir d’un seul coup d’œil ; puis il fixe d’une manière exacte le résultat ainsi obtenu, et il y introduit la clarté par le moyen de la réflexion. En outre, dans la plupart des cas, la difficulté de porter un jugement tient à cette circonstance que nous devons aller de la conséquence au principe ; or c’est une voie qui est toujours incertaine : j’ai même indiqué que c’est là la source de toute erreur. Pourtant dans toutes les sciences empiriques, comme dans les conjonctures de la vie réelle, ce chemin est le plus souvent le seul qui s’offre à nous. L’expérimentation est déjà un essai pour changer de direction et refaire le même chemin, mais en sens inverse : aussi est-elle décisive, ou tout au moins révélatrice de l’erreur ; d’ailleurs il va sans dire qu’elle doit être bien choisie, consciencieusement faite et ne point