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à propos de la théorie du ridicule

comme il les pense. C’est même pour cela que le passage du sérieux au rire est si facile et peut être produit par un rien ; car plus cet accord, reconnu quand nous sommes sérieux, aura paru complet, et plus facilement il sera détruit même par une divergence peu importante, qui nous apparaît d’une manière inattendue. Aussi plus un homme est capable d’une entière gravité, et plus cordial sera son rire. Les hommes dont le rire est toujours forcé et affecté ont un fond moral et intellectuel très médiocre. D’une manière générale, la façon de rire, et d’autre part la cause qui nous y incite, sont caractéristiques de notre personne. Les rapports sexuels ne fourniraient pas une matière si facile à plaisanteries et si fréquemment exploitée même par les gens peu spirituels, ils ne seraient pas le prétexte d’une multitude d’ordures, s’ils n’avaient pas pour base la chose la plus sérieuse du monde.

Quand un autre rit de ce que nous faisons ou disons sérieusement, nous en sommes vivement blessés, parce que ce rire implique qu’entre nos concepts et la réalité objective il y a un désaccord formidable. C’est pour la même raison que l’attribut « ridicule » est blessant. Ce qu’on appelle les éclats de rire moqueurs semble crier triomphalement à l’adversaire vaincu, combien les concepts qu’il avait caressés sont en contradiction avec la réalité qui se révèle maintenant à lui. Le rire amer qui nous échappe à nous-mêmes quand nous est dévoilée une vérité terrible qui met à néant nos espérances les mieux fondées, est la vive expression du désaccord que nous reconnaissons à ce moment entre les pensées que nous avait inspirées une sotte confiance aux hommes ou à la fortune, et la réalité qui est là devant nous.

La plaisanterie est ce qui fait rire à dessein, et s’efforce d’établir un désaccord entre les concepts d’un autre et la réalité, en modifiant légèrement la nature d’un de ces deux éléments ; le sérieux, au contraire, consiste au moins à rechercher l’harmonie complète de la réalité et du concept. Si la plaisanterie se dissimule derrière le sérieux, nous avons l’ironie, ainsi, par exemple, quand nous semblons sérieusement entrer dans des idées contraires aux nôtres et les partager avec notre adversaire, jusqu’à ce que le résultat final le désabuse sur nos intentions et sur la valeur de ses propres pensées. Tel était le procédé de Socrate vis-à-vis d’Hippias, de Protagoras, Gorgias et autres sophistes, et généralement vis-à-vis d’un grand nombre de ses interlocuteurs. Le contraire de l’ironie serait donc le sérieux caché derrière la plaisanterie. C’est ce qu’on appelle l’humour. On pourrait le définir le double contrepoint de l’ironie. Des explications comme celle-ci, que « l’humour est la pénétration réciproque du fini et de l’infini », n’expriment guère que l’incapacité complète de penser des gens que peuvent satisfaire des