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à propos de la théorie du ridicule

d’un dessin colorié de Tischbein : il représente une chambre tout à fait vide, qui reçoit tout son jour d’un feu pétillant dans la cheminée. Devant celle-ci est un homme en manches de chemise, de sorte que l’ombre de sa personne, projetée par ses pieds, s’étend à toute la chambre. « En voilà un », ajouta Tischbein en matière de commentaire, « auquel rien n’a réussi dans ce monde et qui n’est arrivé à rien ; il est heureux maintenant de pouvoir projeter une aussi grande ombre ». Mais pour exprimer la pensée sérieuse qui se cache derrière cette plaisanterie, je ne puis mieux faire que de citer ces vers empruntés à une poésie persane, l’Anwari Soheili :

Si la possession d’un monde est perdue pour toi,
Ne t’en afflige point : ce n’est rien.
Et si tu as obtenu la possession d’un monde,
Ne t’en réjouis pas : ce n’est rien.
Les douleurs et les joies passent ;
Passe devant le monde, ce n’est rien.

Si aujourd’hui, dans la littérature allemande, le mot « humoristique » est couramment employé avec le sens de « comique, c’est un effet de cette manie piteuse de donner aux choses un nom plus noble que celui qui leur convient, à savoir celui d’une classe d’objets supérieure : c’est ainsi que toute auberge s’appelle hôtel, tout changeur banquier, tout petit manège cirque, tout concert académie musicale, tout potier artiste en argile — et tout pantin humoristique. Le mot humour a été emprunté aux Anglais, pour caractériser et isoler une catégorie du rire, qu’on a d’abord remarquée chez eux, qui leur est propre et qui est parente du sublime mais non pas pour en affubler toute farce et toute arlequinade, comme le font maintenant, sans opposition, les savants et les littérateurs allemands. Le véritable concept de cette variété particulière, de cette direction d’esprit, de ce produit du rire et du sublime est, en effet, trop subtil et trop élevé pour le public, mais pour lui complaire ils s’efforcent de tout rapetisser, de tout populariser. « Des mots nobles, un sens vil », tel est la devise de l’admirable époque où nous vivons : celui qu’on nomme aujourd’hui est humoriste, autrefois on l’eût appelé polichinelle.