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doctrine de la représentation abstraite

claire et distincte que la pensée, énoncée par la conclusion, était déjà enfermée dans les prémisses : c’est un moyen d’avoir une conscience plus relevée et plus nette de notre propre connaissance. La connaissance que fournit la conclusion était latente, par conséquent agissait aussi peu que la chaleur latente sur le thermomètre. Qui a du sel, a aussi du chlore ; mais c’est comme s’il ne l’avait pas : ce n’est qu’une fois détaché par les procédés chimiques, que le chlore peut agir, c’est donc alors seulement qu’on le possède en réalité. Il en est de même de l’acquisition que nous procure une conclusion tirée de prémisses déjà connues : elle met en lumière une connaissance auparavant latente, elle isole ce qui était mélangé à autre chose. Ces comparaisons, pour exagérées qu’elles puissent paraître, ne le sont pourtant pas. Comme il nous arrive souvent de tirer très vite et sans formalité les conclusions possibles de nos connaissances — ce qui fait qu’il n’en reste pas un souvenir net, — nous pourrions croire que nous ne restons jamais longtemps sans utiliser pour des conclusions les prémisses que nous possédons, et que ces conclusions sont toutes prêtes pour les prémisses faisant partie de notre savoir. Mais les choses ne se passent pas toujours de la sorte : au contraire, deux prémisses peuvent longtemps vivre d’une existence séparée dans le même cerveau, jusqu’à ce qu’enfin une impulsion quelconque les réunisse et fasse ainsi jaillir la conclusion. Ce n’est qu’à l’instant où l’acier et la pierre s’entrechoquent, que naît l’étincelle. De nombreuses prémisses, résultat de l’expérience, et qui pourraient soit mener à des vues théoriques, soit fournir des motifs de résolutions, sont d’abord élaborées par une pensée qui manque de netteté et de précision et qui souvent même ne se fixe point par des termes ; cette pensée les mêle sans choix au reste de nos connaissances, les y confond sans ordre ni liaison ; mais enfin la majeure convenable tombe sur la mineure convenable, elles s’établissent dans l’ordre qu’il faut et la conclusion naît soudain, sans notre concours, semblable à une inspiration, et alors nous ne comprenons pas que nous et les autres l’ayons ignorée si longtemps. Sans doute dans une tête bien organisée cette évolution se fera plus vite et plus facilement que dans un cerveau ordinaire : et c’est justement parce que cette évolution se fait d’une façon spontanée, sans même qu’on s’en rende nettement compte, qu’elle ne peut pas être enseignée. Aussi Gœthe dit-il avec raison : « Celui qui a découvert une chose, qui y a atteint, sait combien elle est facile ». On peut comparer le processus intellectuel que nous venons de décrire à un cadenas composé d’anneaux de lettres, suspendu à la malle d’un véhicule, il est secoué jusqu’à ce que les lettres d’un mot déterminé se succèdent dans l’ordre voulu ; à ce moment la serrure s’ouvre. Mais n’oublions pas, en fai-