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doctrine de la représentation abstraite

vrir la pensée de la nation d’un concept. Et voilà pourtant où tendent les efforts combinés de presque tous nos écrivains depuis quelque vingt ans : car les exemples que j’ai donnés ici pourraient se multiplier par centaines, et ce misérable abatage de syllabes sévit comme un fléau. Ces gens supputent les syllabes et ne se font aucun scrupule d’estropier un mot, ou d’en employer un dans une acception fausse, pourvu qu’ils puissent faire une économie de deux lettres seulement. Quand on n’est pas capable d’avoir des pensées neuves, on veut du moins mettre en circulation des mots nouveaux, et chaque barbouilleur d’encre se croit appelé à perfectionner la langue. Les plus impudents de tous sont les journalistes, et comme leurs feuilles, grâce à la trivialité de leur contenu, ont le public le plus nombreux et un public qui ne lit guère que le journal, la langue est ainsi menacée d’un grand danger ; aussi émettrai-je très sérieusement l’idée de les soumettre à une censure orthographique, ou de leur faire payer une amende pour tout mot mutilé ou qui ne sera pas usuel : car y a-t-il quelque chose de plus indigne, que de voir des changements dans la langue émaner de la forme la plus basse de la littérature ? La langue, surtout quand elle est presque primitive comme la langue allemande, est l’héritage le plus précieux de la nation ; elle est en outre une œuvre d’art d’une complexité extrême qu’il est facile de gâter, qu’il est impossible de refaire, aussi noli me tangere. D’autres peuples l’ont compris : ils ont montré un grand respect, une sorte de piété, à l’égard de leur langue, bien qu’elle fût relativement plus imparfaite ; aussi la langue de Pétrarque et de Dante ne diffère-t-elle pas sensiblement de la langue italienne contemporaine ; aussi Montaigne est-il facile à lire ainsi que Shakespeare dans ses plus anciennes éditions. — Il est même bon pour l’Allemand d’avoir des mots longs ; comme il pense lentement, ils lui laissent du temps pour réfléchir. — Cette économie dans le langage, qui est en vogue aujourd’hui, se manifeste encore dans plusieurs phénomènes caractéristiques : ainsi nos modernes emploient, en dépit de la logique et de la grammaire, l’imparfait au lieu du parfait et du plus-que-parfait ; ils mettent souvent le verbe auxiliaire dans leur poche ; ils emploient l’ablatif au lieu du génitif ; pour économiser quelques particules logiques, ils font des périodes si entortillées qu’il faut s’y prendre à quatre fois pour en saisir le sens : car ils économisent uniquement le papier et non le temps du lecteur ; pour les noms propres ils procèdent comme les Hottentots et n’indiquent le cas ni par la flexion, ni par l’article que le lecteur devine. Ils aiment surtout à escamoter les voyelles doubles et l’h d’allongement, ces lettres sacrées à la prosodie ; procéder ainsi, c’est comme si on voulait bannir du grec l’η et l’ω et les remplacer par l’ε et l’ο. Ceux