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CHAPITRE XV
DES IMPERFECTIONS ESSENTIELLES DE NOTRE INTELLECT

La forme de notre conscience de nous-mêmes est le temps, non l’espace. Aussi notre pensée ne revêt-elle pas comme notre intuition trois dimensions, mais une seule ; elle évolue selon une seule ligne sans largeur ni profondeur. C’est là précisément la source de la plus grande entre les imperfections essentielles à notre intellect. En effet, nous ne pouvons connaître les choses que successivement et dans un même moment nous n’avons conscience que d’une seule chose ; encore est-ce à la condition d’oublier pendant ce temps tout le reste, de n’en plus avoir conscience, ce qui revient à dire que ce reste cesse provisoirement d’exister pour nous. À cet égard, notre intellect peut être comparé à un télescope dont le champ de vision serait très restreint, car notre conscience n’est pas à l’état stable, mais dans un flux perpétuel. L’intellect n’appréhende que successivement ; pour saisir ceci, il faut qu’il laisse échapper cela, n’en retenant que des traces, qui vont s’affaiblissant sans cesse. La pensée qui m’occupe vivement en ce moment m’aura bientôt fui tout à fait ; une nuit d’un bon sommeil, et il est possible que je ne la retrouve jamais, à moins qu’elle ne soit liée à mon intérêt personnel, c’est-à-dire à ma volonté qui demeure toujours présente et maîtresse.

C’est dans cette imperfection de l’intellect qu’il faut chercher la cause du caractère rhapsodique et souvent fragmentaire du cours de nos pensées (j’ai déjà effleuré ce point à la fin du chapitre précédent) et ce caractère, à son tour, engendre la dispersion inévitable de notre pensée. Ce sont les impressions des sens qui, en l’envahissant, la troublent et l’interrompent, lui imposant à tout moment les choses les plus étranges ; c’est l’association, grâce à laquelle une pensée en amène une autre qui la chasse ; enfin, l’intellect lui-même n’est guère capable de se fixer longtemps et d’une manière soutenue sur une même pensée : l’œil, quand il demeure longtemps attaché sur un même objet, finit par ne plus le voir ; les contours se brouillent les uns avec les autres, se confondent et tout rentre dans l’obscurité ; de même, une méditation continue sur un même objet rend peu à peu la pensée confuse, l’émousse et la réduit à la torpeur. C’est pourquoi toute méditation ou délibération, qui a eu