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doctrine de la représentation abstraite

concrète. Mais l’ordre de dignité de ces plans divers n’est point respecté dans l’exécution, et tandis que notre esprit est absorbé par les plans grandioses et généraux, il nous faut lutter contre des détails mesquins et les soucis du moment. Cette interversion accentue encore le caractère discontinu de notre conscience. D’ailleurs, l’activité théorique de l’esprit nous rend impropres aux choses de la vie pratique et vice versa.

Puisque toute notre pensée est ainsi dispersée et fragmentaire, puisque les représentations les plus hétérogènes se choquent et s’entre-croisent dans le cerveau même le mieux organisé, il s’ensuit que nous n’avons en réalité qu’une demi-conscience et que nous avançons à tâtons dans le labyrinthe de notre vie et les ténèbres de nos recherches des moments de clarté, semblables à des éclairs, illuminent parfois notre route. Mais que peut-on attendre d’esprits, dont le plus sage même est chaque nuit le théâtre des rêves les plus bizarres et les plus insensés, et doit, au sortir de cette confusion, reprendre ses méditations antérieures ? Évidemment une conscience soumise à de telles limites n’est guère appelée à approfondir l’énigme de l’univers, et les êtres d’essence plus haute, dont l’intellect ne serait pas régi par la forme du temps, mais dont la pensée serait vraiment une et complète, certes prendraient en pitié notre prétention de sonder l’infini. Je suis même étonné de voir que nous arrivons à nous reconnaître dans ce chassez-croisez de pensées fragmentaires et de représentations de toute sorte ; qu’au lieu d’aboutir à une confusion complète des idées, nous parvenons à les ordonner harmonieusement. Certes il doit y avoir un fil unique, le long duquel tout s’aligne mais qu’est-ce que ce fil ? La mémoire toute seule ne suffit pas à expliquer cette cohésion, car elle a des bornes essentielles, dont je parlerai bientôt, sans compter qu’elle est imparfaite et infidèle. Le « moi logique » ou l’ « unité synthétique transcendentale de l’aperception » — sont des expressions et des explications qui ne serviront pas facilement à rendre la chose sensible ; ce moi et cette unité rappelleront plutôt à maint d’entre nous ce vers inintelligible :


Je vois bien que votre barbe est crépue, mais vous ne soulevez pas les verroux.

La proposition de Kant : « Le je pense doit accompagner toutes nos représentations », est insuffisante : car le moi est une grandeur inconnue, c’est-à-dire un mystère à lui-même. — Ce qui donne à notre conscience de l’unité et de la cohésion, ce qui en traverse toutes les représentations, ce qui en est la base et le support permanent, ne saurait être déterminé lui-même par la conscience, et par conséquent ne peut pas être une représentation : non, c’est