Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 2, 1913.djvu/287

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
284
doctrine de la représentation abstraite

pour l’aiguille aimantée, qui est maintenue dans sa direction par l’action combinée de forces naturelles éloignées et embrassant toute la terre ; il suffit d’en approcher un petit morceau de fer pour déranger sa position et la faire osciller fortement. De même, il suffit quelquefois de circonstances ou d’individus insignifiants, pourvu qu’ils agissent de près, pour troubler et déranger de son assiette l’esprit le plus solide ; alors la résolution la plus sage peut mollir et dégénérer en indécision, sous l’influence de motifs, faibles sans doute, mais dont l’action est immédiate. Car l’influence relative des mobiles est gouvernée par une loi qui est le contraire de celle qui régit l’action des poids sur les plateaux de la balance ; là, une action insignifiante, pourvu qu’elle soit rapprochée, peut en contrebalancer une autre beaucoup plus forte, mais lointaine. Mais cette disposition de l’âme qui fait que nous nous laissons déterminer par cette loi, sans essayer de nous y soustraire par un effort de la Raison vraiment pratique, c’est ce que les anciens désignaient par le mot de animi impotentia, c’est-à-dire ratio regendœ voluntatis impotens. Toute affection (animi pertubatio) vient d’une représentation qui agit sur notre volonté et qui nous est si immédiatement présente qu’elle nous cache tout le reste, au point de ne plus nous laisser voir qu’elle. Pour un moment du moins, nous sommes incapables d’envisager toute autre face de l’objet. Il y aurait un excellent remède, ce serait de s’habituer à considérer le présent comme déjà passé ; en un mot, d’introduire dans le domaine de la perception le style épistolaire des Romains. Le contraire nous est cependant très facile ; nous pouvons revoir un passé déjà vieux aussi nettement que nous voyons le présent et réveiller ainsi, avec toute leur intensité, d’anciennes sensations depuis longtemps assoupies. De même, personne ne se dérouterait ni ne sortirait de son calme pour un accident ou une contrariété, si la Raison nous représentait constamment ce qu’est l’homme au fond : un être besogneux, perpétuellement exposé à de grandes comme à de petites misères (τὸ δειλόττον ζῶον), qui vit, par conséquent, dans une crainte constante et dans un perpétuel tremblement, πᾶς ἐστιν ἆνθρωπος συμόρα (homo totus est calamitas), disait déjà Hérodote.

L’emploi de la raison dans la pratique nous amène à considérer sous toutes ses faces, et comme ne formant qu’un tout, ce qui, dans la connaissance intuitive, nous apparaît fragmenté et d’un point de vue partiel. Elle rapproche tous les contrastes de la réalité, qui se corrigent l’un par l’autre, et nous conduit à une vue juste des choses. Ainsi, lorsque nous nous bornons à percevoir avec nos yeux la mauvaise action de quelqu’un, nous le condamnons sur-le-champ ; mais si, au lieu de cela, nous envisageons seulement la nécessité qui l’y a poussé, nous lui devenons compatissants. La raison, avec