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doctrine de la représentation abstraite

D’où il suit que la philosophie ne doit être ni spinosiste, ni optimiste. — Cette nature particulière de l’étonnement qui nous pousse à philosopher dérive manifestement du spectacle de la douleur et du mal moral dans le monde. Car la douleur et le mal moral, quand même leur rapport réciproque serait le plus juste possible, quand même ils seraient largement compensés par le bien, sont pourtant quelque chose qui en soi ne devrait absolument pas être. Or, rien ne venant de rien, la douleur et le mal doivent avoir leur raison dans l’origine, dans l’essence du monde même. Il nous semble difficile d’admettre cette conclusion, si nous considérons la grandeur, l’ordre et la perfection du monde physique ; nous nous imaginons que la force qui a pu créer celui-ci, aurait pu éviter également la souffrance et le mal moral. Le théisme, comme bien on pense, a surtout de la peine à reconnaître cette origine, dont Ormuzd et Ahriman sont l’expression la plus sincère. Il a donc cherché tout d’abord à se débarrasser du mal moral, et à cet effet il a inventé le libre arbitre ; mais le libre arbitre n’est qu’une création ex nihilo dissimulée, puisqu’il suppose un « operari » qui ne provient d’aucun « Esse » (Voir Les deux problèmes fondam. de l’Éthique, pp. 58, sqq. ; 2° éd., pp. 57 sq.). Il essaya ensuite d’en être quitte avec la souffrance, en la mettant à la charge de la matière ou d’une nécessité inévitable, et en regrettant de ne pouvoir invoquer le diable, qui est le véritable expediens ad hoc. Dans la catégorie de la souffrance rentre aussi la mort ; quant au mal moral, il consiste uniquement à nous débarrasser de notre souffrance du moment pour la passer à un autre. Donc, comme nous l’avons dit, c’est le mal moral, c’est la souffrance et la mort qui conférent à l’étonnement philosophique sa qualité et son intensité particulières ; le punctum pruriens de la métaphysique, le problème qui remplit l’humanité d’une inquiétude que ne sauraient calmer ni le scepticisme ni le criticisme, consiste à se demander, non-seulement pourquoi le monde existe, mais aussi pourquoi il est plein de tant de misères.

La physique (au sens le plus étendu du mot) s’occupe elle aussi d’expliquer les phénomènes du monde. Mais la nature même de ses explications est cause de leur insuffisance. La physique ne saurait vivre d’une vie indépendante ; si dédaigneuse que soit son allure à l’égard de la métaphysique, elle a besoin de s’y appuyer. Car elle-même explique les phénomènes par quelque chose de plus inconnu encore qu’eux-mêmes, par des lois naturelles, qui se fondent sur des forces naturelles, dont la force vitale est un échantillon entre autres. Sans doute l’état actuel de toutes choses dans le monde ou dans la nature doit pouvoir s’expliquer par des causes purement physiques. Mais une telle explication, à supposer qu’on