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le monde comme volonté et comme représentation

reusement tel n’est point le cas, je n’hésite pas à le déclarer, bien que cette critique n’ait pas encore été positivement formulée, et bien qu’elle risque de paraître inattendue. Kant parle sans cesse d’un certain « objet de l’expérience » qui est le contenu naturel des catégories ; or cet « objet de l’expérience » n’est point la représentation intuitive, il n’est pas non plus le concept abstrait, il diffère des deux, et, malgré tout, il est en même temps l’un et l’autre ; ou, pour mieux dire, c’est un pur non-sens. Car, — il faut bien le dire, si incroyable que cela paraisse, — Kant a manqué, dans cette circonstance, soit de réflexion, soit de bonne volonté ; il devait sur ce point tirer au clair pour lui-même ses propres idées, puis les exposer nettement aux autres ; il devait nous dire si ce qu’il appelle « objet de l’expérience, c’est-à-dire objet de la connaissance réalisée grâce à l’intervention des catégories », était la représentation intuitive dans l’espace et dans le temps (c’est-à-dire ma première classe de représentation), ou bien le simple concept. Il se contente d’un bout à l’autre, — chose singulière, — d’une notion intermédiaire et flottante ; et c’est de là que résulte la confusion malheureuse, que je dois maintenant mettre en pleine lumière. Pour arriver à ce but, il faut parcourir d’un coup d’œil général toute la Théorie élémentaire de la raison pure[1].


L’Esthétique transcendantale est une œuvre tellement précieuse qu’à elle seule elle eût suffi pour immortaliser le nom de Kant. Les démonstrations y sont si parfaitement probantes que je n’hésite point à mettre les propositions qui s’y trouvent au nombre des vérités irréfutables ; d’ailleurs elles sont entre toutes riches de conséquences, et elles constituent par suite ce qu’il y a de plus rare au monde, je veux dire une véritable et grande découverte métaphysique. Il est un fait rigoureusement démontré par Kant, à savoir qu’une partie de nos connaissances nous est connue a priori ; or, ce fait n’admet d’autre explication que celle-ci : les connaissances de cette nature sont les formes de notre intellect ; et encore cela est moins une explication qu’une expression fort nette du fait lui-même. En effet, l’expression a priori signifie simplement « une connaissance qui ne nous est point acquise par la voie de l’expérience, autrement dit qui ne nous est point venue du dehors ». Mais ce qui, sans être venu du dehors, n’en est pas moins présent dans notre intellect, c’est ce qui appartient originairement à cet intellect, c’est ce qui en fait, à proprement parler, l’essence. Ainsi ce qui est

  1. Elementarlehre der reinen Vernunft. Nom de la première grande division de la Critique de la raison pure. (Note du traducteur)