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doctrine de la représentation abstraite

naissance, et c’est pourquoi nous ne pouvons-nous rendre les choses intelligibles que par des rapports de coexistence, de succession et de causalité ; or ces rapports n’ont de sens et de valeur que dans leur application au phénomène : les choses en soi et leur relations possibles ne peuvent pas être saisis par le moyen de ces formes. Aussi la solution réelle, positive de l’énigme du monde, est-elle nécessairement quelque chose que l’intellect humain est absolument impuissant à saisir et à penser ; de sorte que si un être supérieur descendait sur terre et se donnait toute la peine du monde pour nous communiquer cette solution, nous ne comprendrions rien aux vérités qu’il nous révélerait. Par conséquent, ceux qui prétendent connaître les raisons dernières, c’est-à-dire premières des choses, un être primordial et absolu, qui pourra s’appeler aussi d’un autre nom, ainsi que le processus, les raisons et les motifs, ou quelque autre chose par le moyen de laquelle le monde puisse émaner, jaillir de cet être, être produit par lui, amené à l’existence, puis « congédié et abandonné à lui-même », ces gens-là sont des farceurs, des fanfarons, pour ne pas dire des charlatans.

Ce qui me paraît être une supériorité notable de ma philosophie, c’est que toutes les vérités en ont été trouvées indépendamment l’une de l’autre par la considération du monde réel, et que cependant l’unité et l’enchaînement des doctrines particulières se sont toujours présentées après coup et d’elles-mêmes, sans que j’aie eu à m’en occuper. Voilà aussi pourquoi ma philosophie est riche et étend au loin ses racines dans le sol de la réalité intuitive, qui seule fournit les aliments de toute vérité. Voilà encore pourquoi elle n’est pas ennuyeuse ; l’ennui pourtant, à en juger par les écrits philosophiques de ces cinquante dernières années, pourrait être considéré comme une qualité essentielle à la philosophie. Quand, au contraire, toutes les doctrines d’une philosophie sont simplement tirées l’une de l’autre et en dernier ressort d’une seule proposition première, cette philosophie doit paraître pauvre, maigre et ennuyeuse ; car d’une proposition ne peut suivre plus qu’elle ne contient déjà, et, en outre, dans ce cas tout dépend de l’exactitude d’une proposition unique, et une seule faute dans la déduction compromettrait la vérité du tout. — Les systèmes qui prennent leur point de départ dans une intuition intellectuelle, dans une extase ou lucidité, présentent encore moins de garanties : toute connaissance acquise de la sorte doit être écartée comme subjective, individuelle et conséquemment problématique. Quand même cette intuition existerait, il serait impossible de la communiquer aux autres ; la connaissance normale du cerveau est seule communicable, par des concepts et des mots quand elle est abstraite, par des œuvres d’art quand elle est purement intuitive.