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le monde comme volonté et comme représentation

nous vient du dehors et qui, à proprement parler, est le seul facteur donné, serait déjà une représentation et même un objet. Pourtant il n’y a là rien de plus qu’une simple sensation dans un organe sensoriel ; et il faut que notre intellect fasse intervenir l’entendement, — c’est-à-dire la loi de causalité, — plus l’espace et le temps, formes de l’intuition, pour transformer cette simple sensation en une représentation, laquelle désormais existe dans l’espace et dans le temps à titre d’objet ; elle ne diffère de l’objet qu’en tant que celui-ci est considéré comme chose en soi, autrement elle lui est identique. J’ai exposé en détail tout ce processus dans mon traité du Principe de raison[1]. Mais, une fois que l’intellect est intervenu, toute la fonction de l’entendement et de la connaissance intuitive se trouve remplie, et il n’y a besoin ni de concept, ni de pensée : aussi l’animal lui-même est-il capable d’avoir de telles représentations. Si nous introduisons les concepts et la pensée (laquelle, sans doute, comporte le caractère de la spontanéité), alors nous abandonnons complètement la connaissance intuitive : une classe de représentations tout à fait différente, composée des concepts non intuitifs, des concepts abstraits, fait son entrée dans la conscience : c’est là l’activité de la raison, laquelle pourtant tire tout le contenu de sa pensée uniquement de l’intuition qui précède cette pensée, et de la comparaison de cette intuition avec d’autres intuitions et d’autres concepts. Mais, de la sorte, Kant fait intervenir la pensée dans l’intuition, et il prépare ainsi la confusion irrémédiable de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite, confusion que je cherche ici à signaler. Il déclare que l’intuition, prise en soi, n’a aucun des caractères de l’entendement, qu’elle est purement sensible, par suite tout à fait passive, et qu’il ne faut rien moins que la pensée (les catégories de l’entendement) pour qu’un objet puisse être conçu : c’est ainsi qu’il fait intervenir la pensée dans l’intuition. Mais alors l’objet de la pensée redevient un objet particulier, réel ; et par le fait la pensée perd son caractère essentiel de généralité et d’abstraction ; au lieu de concepts généraux, elle a pour objets des choses particulières, et ainsi l’intuition est amenée à son tour à intervenir dans la pensée. C’est de là que résulte la confusion irrémédiable dont j’ai parlé, et les suites de ce premier faux pas se font sentir dans toute la théorie kantienne de la connaissance. Dans tout le cours de cette théorie se continue la confusion complète entre la représentation intuitive et la représentation abstraite ; cette confusion aboutit à une notion intermédiaire que Kant nous déclare être l’objet de la connaissance réalisée par l’entendement et ses catégories, — il donne à cette connaissance le

  1. Dissertation sur la quadruple racine du principe de raison suffisante, § 21.