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le monde comme volonté et comme représentation

vivent ainsi dans une lutte continuelle, jusqu’à la naissance d’une génération neuve et libre de préjugés, capable de les comprendre ; dès sa jeunesse, cette génération reçoit petit à petit, par mille canaux détournés, les eaux de cette source généreuse ; avec le temps, elle se les approprie et prend ainsi sa part de la salutaire influence que le génie fera rayonner sur l’humanité entière. On voit avec quelle lenteur se fait l’éducation du genre humain, ce faible et récalcitrant disciple des grands esprits. — C’est précisément ce qui arrive pour la doctrine de Kant. Le temps seul en révèlera toute la grandeur et l’importance, alors que l’esprit d’une époque entière transformée peu à peu par l’influence des théories, et modifiée jusque dans son essence, sera le vivant témoignage de la puissance gigantesque de ce génie. Je ne veux en aucune façon devancer témérairement l’esprit de mon temps et je ne prends point le rôle ingrat de Calchas ou de Cassandre. Je demande seulement, après les explications que je viens de donner, la permission de considérer les œuvres de Kant comme une chose encore toute récente. Telle n’est pas la mode aujourd’hui. Beaucoup de nos philosophes les trouvent vieillies ; ils les mettent de côté, comme hors d’usage, prétendant qu’elles retardent sur le siècle. Quelques autres, enhardis par cet exemple, affectent même de les ignorer ; ils reprennent les hypothèses de l’ancien dogmatisme réaliste et en font revivre toute la scolastique, en se lançant dans des spéculations sur Dieu et sur l’âme ; c’est comme si l’on accréditait dans la nouvelle chimie les doctrines de l’alchimie. — Aussi bien, les œuvres de Kant n’ont pas besoin de mes faibles éloges ; elles suffiront à faire éternellement la gloire de leur auteur et elles vivront toujours parmi les hommes, sinon dans leur lettre, tout au moins par leur esprit.

Considérons l’action immédiate de la période de Kant, les essais et études philosophiques qui ont vu le jour durant la période qui nous sépare de lui ; il y a là de quoi nous confirmer les paroles décourageantes de Gœthe : « L’eau que le navire vient de fendre se referme aussitôt derrière lui ; il en est de même de l’erreur : d’excellents esprits la refoulent et se font jour ; mais, une fois qu’ils sont passés, elle, par un mouvement naturel, se hâte de reprendre sa place. » (Vérité et Poésie, part. III, p. 521.) Toutefois ce n’est là qu’un exemple particulier de la destinée qui est, ainsi que nous l’avons dit, généralement réservée a toute innovation, à toute grande idée ; cette période de notre histoire philosophique n’est qu’un épisode, épisode qui, sans aucun doute, tire actuellement à sa fin ; la bulle de savon qui a duré si longtemps va finir, malgré tout, par crever. L’on commence généralement à se persuader que la vraie, que la sérieuse philosophie en est encore où Kant l’a laissée. En