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le monde comme volonté et comme représentation

donner une preuve de mon profond respect et de ma reconnaissance pour Kant : je vais exposer brièvement quel est, a mes yeux, le service capital dont la philosophie lui est redevable. Je me placerai d’ailleurs, dans cette courte exposition, à un point de vue si général, que je n’aurai même pas à toucher aux questions sur lesquelles je devrai plus tard m’inscrire en faux contre lui.


Le plus grand mérite de Kant, c’est d’avoir distingué le phénomène de la chose en soi. Pour arriver à cette distinction, il s’est appuyé sur la remarque suivante, à savoir qu’entre les choses et nous, il y a toujours l’entendement, l’entendement qui les empêche d’être connues telles quelles peuvent être en soi. Il avait été mis sur cette voie par Locke[1]. Locke avait remarqué que les qualités secondaires des choses, telle que le son, l’odeur, la couleur, la dureté, la mollesse, le poli, etc., n’ont d’autre fondement que les affections des sens, et que par suite elles n’appartiennent point aux corps objectifs, à la chose en soi ; à ces derniers il réservait au contraire les qualités primaires, c’est-à-dire celles qui ne supposent que l’espace et l’impénétrabilité, telles que l’étendue, la forme, la solidité, le nombre, la mobilité. Mais cette distinction de Locke, assez facile à trouver, et fort superficielle, n’était encore qu’un vague prélude et une naïve ébauche de la distinction que Kant allait faire. En effet, ce que Locke avait bien laissé subsister sous le nom de qualités primaires, c’est-à-dire de propriétés de la chose en soi, Kant, parti d’un point de vue incomparablement plus élevé, nous le représente comme appartenant encore au phénomène de la chose en soi, tel qu’il est saisi par notre faculté de connaître ; et il fonde précisément cette réduction sur ce que les conditions de notre faculté de connaître, à savoir temps, espace et causalité, nous sont connues a priori. En somme, Locke avait abstrait de la chose en soi l’élément apporté dans la perception par les organes des sons ; Kant, lui, retire de plus à la chose en soi l’élément apporté dans la perception par les fonctions cérébrales (car c’est en somme ce qu’il dit, bien que ses termes ne soient point les miens) ; par suite, la distinction du phénomène et de la chose en soi a pris actuellement une importance infiniment plus grande, un sens beaucoup plus profond. Pour arriver là, il lui fallait entreprendre l’importante distinction entre la connaissance a priori et la connaissance a posteriori ; avant lui la distinction n’avait pas encore été faite d’une manière suffisamment rigoureuse

  1. Voyez les Prolégomènes à toute métaphysique future, § 13, remarque 2. (Note de Schopenhauer.)