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vue objective de l’intellect

perfection intellectuelle de ces êtres, car de lui dépend la clarté de la conscience du monde extérieur, l’objectivité de l’intuition. Dans le passage rappelé plus haut j’ai montré que les choses ne sont objet de perception pour l’animal qu’autant qu’elles sont des motifs pour sa volonté, et que les animaux même les plus intelligents ont peine à dépasser cette limite : leur intellect en effet adhère trop fortement encore à la volonté d’où il est sorti. Au contraire, l’homme même le plus obtus a déjà des choses une conception en quelque mesure objective, car il reconnaît en elles non seulement ce qu’elles sont par rapport à lui, mais encore en partie ce qu’elles sont par rapport à elles-mêmes et à d’autres choses. C’est chez la minorité pourtant que la séparation atteint le degré où l’on devient capable d’examiner et de juger une chose d’une manière purement objective : mais « voilà ce que je dois faire, ce que je dois dire, ce que je dois croire », telle est la fin vers laquelle, en toute occasion, notre pensée court en ligne droite et où notre esprit s’arrête, heureux de trouver le repos. Car penser pour une tête faible est aussi insupportable que pour un bras faible soulever un fardeau : de là l’empressement des deux à s’y dérober. L’objectivité de la connaissance et surtout de la connaissance intuitive comporte des degrés innombrables, fondés sur l’énergie de l’intellect et sa séparation d’avec la volonté : de ces degrés le plus élevé est le génie ; la conception du monde extérieur devient dans le génie si pure et si objective que, dans les choses individuelles, c’est plus que ces choses mêmes, c’est la nature de toute l’espèce, c’est l’idée platonicienne de ces choses qui se révèle à lui ; parce qu’ici la volonté disparaît complètement de la conscience. C’est là le point où la présente considération, partie de données physiologiques, se rattache au sujet de notre troisième livre, c’est-à-dire à la métaphysique du beau : ce troisième livre expose longuement que la conception esthétique véritable, qui, à son plus haut degré, est le propre du seul génie, est l’état de la connaissance pure, c’est-à-dire complètement indépendante de la volonté et parvenue ainsi à un état de parfaite objectivité. La conséquence de tout le développement précédent est que la gradation de l’intelligence, depuis la conscience animale la plus sourde jusqu’à celle de l’homme, est un détachement progressif de l’intellect d’avec la volonté, et qui se produit tout entier quoique au seul titre d’exception dans le génie ; le génie peut donc se définir le plus haut degré de l’objectivité de la connaissance. La condition si rarement réalisée du génie est une quantité d’intelligence bien supérieure à celle qu’exige le service de la volonté qui en est la base : c’est cet excédent devenu libre qui perçoit proprement le monde, c’est-à-dire qui le conçoit dans une objectivité parfaite et fait ensuite l’artiste, le poète, le penseur.