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le monde comme volonté et comme représentation

sentation, la matière est le substratum universel de cette objectivation, ou mieux encore l’objectivation même prise in abstracto, c’est-à-dire abstraction faite de toute forme. La matière est donc l’apparence visible de la volonté en général, tandis que le caractère des phénomènes déterminés de cette volonté trouve son expression dans la qualité et dans la forme. Par suite, ce qui dans le phénomène, c’est-à-dire pour la représentation, est matière, est en soi-même volonté ; tout ce qui vaut pour la volonté en soi, vaut aussi pour la matière sous les conditions de l’intuition et de l’expérience, et elle reflète dans une image temporelle tous les rapports et toutes les propriétés du vouloir. Elle est donc la substance du monde visible, comme la volonté l’est de la nature en soi de toutes choses. Les formes sont innombrables, la matière est une, de même que la volonté est une dans toutes ses objectivations. De même que la dernière ne s’objective jamais comme générale, c’est-à-dire comme volonté absolue, mais toujours comme particulière, c’est-à-dire sous des déterminations spéciales et un caractère donné ; de même la matière n’apparaît jamais comme telle, mais toujours jointe à quelque forme et qualité. Dans le phénomène, ou dans l’objectivation de la volonté, elle représente la totalité de cette volonté même toujours une en toutes choses, comme elle est une elle-même dans tous les corps. La volonté est l’essence intime de tous les êtres qui se montrent à nous ; la matière est la substance qui demeure après suppression de tous les accidents. La volonté est l’élément absolument indestructible de tout ce qui existe ; la matière est l’élément impérissable dans le temps, et immuable à travers toutes les transformations. — Si en soi, c’est-à-dire séparée de la forme, la matière ne peut être perçue par intuition ni représentée, c’est qu’en soi-même et à titre de substance pure des corps, elle est proprement la volonté même ; et cette volonté à son tour peut être saisie objectivement par la perception ou l’intuition, non pas en elle-même, mais seulement sous toutes les conditions de la représentation, c’est-à-dire seulement comme phénomène. Sous ces conditions elle apparaît aussitôt comme corps, c’est-à-dire comme matière revêtue de forme et de qualité. Or la forme a pour condition l’espace, et la qualité ou activité, la causalité ; toutes deux reposent ainsi sur les fonctions de l’intellect. Sans elles la matière ne serait plus que la chose en soi, c’est-à-dire la volonté même. C’est la seule raison qui ait pu conduire, comme je l’ai dit, Plotin et Jordano Bruno, par une voie tout objective, à affirmer que la matière en soi et pour soi était sans dimension, par suite sans volume, par suite enfin sans corporalité.

Si la matière est l’apparence visible de la volonté, et si toute force à son tour est en soi volonté, aucune force ne peut se produire