Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/126

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
123
la matière

sans substratum matériel, et inversement aucun corps ne peut être sans forces qui lui soient inhérentes et constituent justement sa qualité. C’est ce qui fait du corps le composé de matière et de forme, qu’on appelle substance (Stoff). Force et substance sont inséparables, parce qu’elles ne sont au fond qu’une seule et même chose : en effet, et Kant l’a montré, la matière elle-même ne nous est donnée que comme alliance de deux forces, la force d’expansion et la force d’attraction. Entre la force et la substance il y a donc, non pas opposition, mais bien plutôt identité absolue.

Conduits à ce point de vue par la marche de nos considérations et parvenus à cette idée métaphysique de la matière, nous n’aurons aucune répugnance à reconnaître que l’origine temporelle des formes, des figures ou espèces ne peut être légitimement cherchée nulle part ailleurs que dans la matière. C’est de là qu’elles doivent être sorties un jour, puisque la matière n’est que la volonté devenue visible et que la volonté constitue l’essence intime de tous les phénomènes. En même temps que la volonté passe à l’état de phénomène, c’est-à-dire se présente objectivement à l’intellect, la matière, en sa qualité d’apparence visible de cette volonté, se revêt de la forme par le moyen des fonctions de l’intellect. De là le mot des scolastiques : materia appetit formam. Telle a été l’origine de toutes les formes vivantes, il n’en faut pas douter, et on ne peut un seul instant se la figurer autre. Aujourd’hui que les voies sont ouvertes à la perpétuation des formes, assurées et maintenues par la nature, avec un soin et un zèle sans bornes, y a-t-il encore place pour la generatio œquivoca ? C’est ce que l’expérience peut seule décider ; d’autant plus qu’en se reportant aux voies de la propagation régulière, on pourrait faire valoir pour la combattre l’argument natura nihil facit frustra. Pour moi cependant, et en dépit des objections les plus récentes, je tiens pour très vraisemblable, à des degrés très inférieurs, la generatio œquivoca, surtout chez les entozoaires et les épizoaires, êtres qui naissent à la suite de cachexies spéciales des organismes animaux : puisqu’en effet les conditions de leur existence ne se présentent que par exception, leur espèce, dans l’impossibilité de se propager par voie régulière, doit mettre à profit toutes les occasions de se reproduire à nouveau. Aussi certaines maladies chroniques ou cachexies provoquent-elles la réalisation des conditions d’existence des épizoaires, aussitôt on voit naître, de lui-même et sans œuf, le pediculus capitis ou pubis ou corporis, selon les cas. Et cela quelque compliquée que soit la structure de ces insectes : car la décomposition d’un corps animal vivant fournit matière à des productions plus hautes que celle du foin dans l’eau, d’où ne sortent que des infusoires. Ou bien préfère-t-on croire que les œufs des épizoaires aussi ne cessent de flotter dans l’attente au milieu de l’air ? — Horrible