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le monde comme volonté et comme représentation

quantitatif en attribuant la qualité à la pure forme, par opposition à la matière proprement dite : à la matière il ne laisse des véritables qualités empiriques que la pesanteur, parce qu’en soi la pesanteur est déjà quelque chose de quantitatif, la seule mesure même de la quantité de la matière. Cette voie le conduit fatalement à la fiction des atomes, matériaux sur lesquels il s’imagine édifier les manifestations si mystérieuses de toutes les forces primitives. Mais en cela il n’a plus affaire, à la vérité, avec la matière empiriquement donnée ; sa matière ne se rencontre pas in rerum natura, elle est bien plutôt une simple abstraction de cette matière réelle, une matière sans aucune autre propriété que ces propriétés mécaniques qu’à l’exception de la pesanteur nous pouvons à peu près construire a priori, parce qu’elles reposent sur les formes d’espace, de temps et de causalité, c’est-à-dire sur notre intellect, c’est à ces fondements misérables que le matérialisme se voit réduit à recourir pour élever ses édifices en l’air.

Il devient ainsi inévitablement de l’atomisme : ce qui lui était déjà arrivé dans son enfance, au temps de Leucippe et Démocrite se renouvelle pour lui maintenant que l’âge l’a fait retomber en enfance, en France par ignorance, et en Allemagne par oubli de la philosophie kantienne. Et cette seconde fois il pousse la confusion plus loin encore que la première : ce ne sont plus seulement les corps solides qui doivent être formés d’atomes, ce sont encore les liquides, l’eau ; c’est l’air, le gaz. La lumière même enfin doit être l’ondulation d’un éther entièrement hypothétique, admis sans preuve aucune, et composé d’atomes, dont les vitesses différentes produisent les couleurs, — hypothèse fondée, comme la ci-devant théorie newtonienne des sept couleurs, sur une analogie arbitrairement supposée avec la musique et soutenue violemment par la suite contre toute évidence. Il faut être vraiment d’une crédulité inouïe pour se laisser persuader que les innombrables et différents trémolos d’éther, issus de l’infinie diversité des surfaces colorées, en ce monde aux mille nuances, ne cessent de se couper l’un l’autre dans toutes les directions, de s’entrecroiser en tous sens, et que, loin de se gêner les uns les autres, ils engendrent au contraire à travers tout ce tumulte et ce chaos l’aspect profondément calme de la lumière naturelle et artificielle. Credat Judœus Apella !. N’en doutons pas, la nature de la lumière est pour nous un mystère : mais mieux vaut en convenir que d’aller par de mauvaises théories barrer le chemin à la connaissance future. La lumière est tout autre chose qu’un simple mouvement mécanique, ondulation, vibration ou tremblement ; elle est de nature matérielle. Ses actions chimiques en sont une première preuve. Il n’y a pas longtemps, Chevreul présentait à ce sujet à l’Académie des sciences une belle série