Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/136

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
133
la volonté comme chose en soi

sans but et par là incompréhensible d’une éternelle nécessité, d’une insondable et inexorable Αναγκη. Il n’y a qu’un moyen de supprimer ce qu’il y a de choquant, de révoltant même dans cette conception inévitable et irréfutable du monde : c’est d’admettre que tout être en ce monde, phénomène d’une part et nécessairement déterminé par les lois phénoménales, est d’autre part en soi-même volonté, et volonté absolument libre, puisque la nécessité n’existe jamais que par les formes, tout entières contenues dans le phénomène, c’est-à-dire ne résulte que du principe de raison sous ses différents aspects. Mais une telle volonté doit posséder aussi l’aséité, puisque étant libre, c’est-à-dire à titre de chose en soi, non soumise au principe de raison, elle ne peut dépendre d’aucune autre chose, pas plus dans son existence et dans son essence que dans sa conduite et dans son activité. Cette hypothèse seule permet d’introduire assez de liberté pour faire contrepoids à la fatale et rigoureuse nécessité qui régit le cours du monde. On n’a donc, à vrai dire, qu’à choisir entre deux choses : voir dans le monde une pure machine, animée d’un mouvement nécessaire, ou en reconnaître comme l’essence propre une volonté libre, dont la manifestation directe n’est pas l’activité, mais tout d’abord l’existence et l’essence des choses. Cette liberté est par suite transcendantale et coexiste avec la nécessité empirique, aussi bien que l’idéalité transcendantale des phénomènes avec leur réalité empirique. C’est à cette seule condition, je l’ai montré dans mon mémoire sur la Liberté de la volonté, que l’action d’un homme lui appartient encore en propre malgré la nécessité avec laquelle elle résulte de son caractère et des motifs, et c’est là précisément ce qui fait attribuer l’aséité à son être. Il en est maintenant de même, pour toutes les créatures de ce monde. — La philosophie devait réunir et concilier la nécessité la plus rigoureuse, établie de bonne foi, développée avec une intraitable logique, et la liberté la plus parfaite, poussée jusqu’à la toute-puissance : le seul moyen d’y parvenir sans choquer la vérité était de placer toute la nécessité dans l’activité et dans le fait (operari), toute la liberté au contraire dans l’existence et dans l’essence (esse). Ainsi se résout une énigme, qui ne doit d’être restée aussi vieille que le monde qu’à l’emploi de la méthode directement opposée, et aux efforts incessants entrepris pour chercher la liberté dans l’operari, la nécessité dans l’esse. Pour moi, je dis au contraire : tout être, sans exception, agit avec une rigoureuse nécessité, mais en même temps il existe et il est ce qu’il est en vertu de sa liberté. On ne peut donc rencontrer chez moi ni plus ni moins de liberté et de nécessité que dans aucun autre système antérieur ; et cependant ma doctrine semble pécher tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, selon qu’on est choqué de voir attribuer la