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caractère du vouloir-vivre

détaillée qu’il n’en faut pour se tirer d’affaire avec le monde en l’intitulant Dieu, ou pour venir, avec une niaiserie que seule la patrie allemande pouvait créer et goûter, déclarer qu’il est « l’idée dans son autrement être » ; car ce sont là les inepties qui, vingt ans durant, ont fait les délices des sots de mon temps. Pour le panthéisme ou le spinozisme, dont les systèmes actuels ne sont que des travestissements, la trame du monde se dévide en effet sans fin, et toujours de même pendant l’éternité. Car le monde est alors un Dieu, un ens perfectissimum ; il ne peut rien exister, rien se concevoir de meilleur. Il n’y a donc pas besoin de rédemption, et il n’y en a pas. Quant à saisir le but de toute cette tragi-comédie, il n’est pas nécessaire de le chercher bien loin, car elle n’a pas de spectateurs, et les acteurs eux-mêmes, à côté d’un maigre plaisir tout négatif, sont condamnés à endurer des tourments infinis.

Revenons maintenant à la considération de la race humaine. La complication est ici sans doute plus grande et le tableau prend une teinte plus sérieuse ; mais le caractère fondamental ne laisse pas d’être le même. Ici aussi la vie se présente à nous, non comme un présent dont nous puissions jouir, mais comme un devoir, comme un pensum dont nous devons nous acquitter. Nous n’y trouvons, par suite, et dans l’ensemble et dans le détail, que misère universelle, fatigues sans trêve, efforts constants, lutte sans fin, activité forcée et tension extrême de toutes les forces physiques et intellectuelles. Des millions d’hommes, réunis en nations, aspirent à leur bonheur commun et chaque individu aspire au sien propre ; mais cette œuvre demande des milliers de victimes. Tantôt les illusions insensées, tantôt les subtilités de la politique les poussent à des guerres acharnées les uns contre les autres : il faut alors que la sueur et le sang des masses coulent à flots pour réaliser les idées ou expier les fautes de quelques-uns. En temps de paix, l’industrie et le commerce sont florissants, les inventions font merveille, les mers sont sillonnées de navires, de tous les coins du monde les friandises affluent, et les flots engloutissent des milliers d’hommes. Tout s’agite, les uns par la pensée, les autres par l’action, le tumulte est indescriptible. — Mais la fin dernière de tout cela, quelle est-elle ? Assurer pendant un court espace de temps l’existence d’individus éphémères et torturés ; dans le cas le plus heureux, une misère supportable, une absence de chagrins toute relative, mais sur laquelle s’abat aussitôt l’ennui qui la guette ; enfin la reproduction de cette race et de son activité. — À ce point de vue, et en raison de cette évidente disproportion entre la peine et le gain, le vouloir-vivre nous apparaît, pris objectivement, comme une folie, et subjectivement comme une illusion qui s’empare de tout être vivant et lui fait appliquer tout l’effort de ses facultés à la poursuite d’une fin sans