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le monde comme volonté et comme représentation

ventre, et les dévorent ainsi toutes vivantes. Mais souvent alors un tigre se précipite sur les chiens. Cette désolation se répète des milliers et des milliers de fois, d’année en année. Est-ce pour cela que naissent donc ces tortues ? Quel crime leur vaut un tel supplice ? Pourquoi toutes ces scènes d’horreur ? Il n’y a à cette question qu’une seule réponse : ainsi s’objective le vouloir-vivre[1]. Il faut l’étudier à fond et le bien saisir pour arriver à comprendre son essence et le monde ; il ne suffit pas de forger des notions générales, pour élever ensuite sur ce fondement des châteaux de cartes. L’intelligence du grand spectacle fourni par l’objectivation du vouloir-vivre, ainsi que des caractères qui en composent l’essence, demande, il est vrai, un examen plus précis et une étude plus

  1. Le Siècle du 10 avril 1859 nous décrit très bien l’histoire suivante d’un écureuil fasciné magiquement et dévoré par un serpent.
      « Un voyageur qui vient de visiter plusieurs provinces de l’île de Java cite un exemple curieux du pouvoir fascinateur des serpents. Le voyageur en question commençait à gravir le Junjind, un des monts nommés par les Hollandais Pepergebergte. Après avoir pénétré dans une épaisse forêt, il aperçut sur les branches d’un kijatile un écureuil de Java à tête blanche, qui jouait avec la grâce et l’agilité propres à cette charmante espèce de rongeurs. Un nid sphérique, formé de brins flexibles et de mousse, placé vers la cime de l’arbre, à l’embranchement de deux rameaux, et une cavité située dans le tronc, semblaient être les points de mire de ses jeux. À peine s’en était-il éloigné qu’il s’empressait d’y revenir. On était au mois de juillet, et sans doute l’écureuil avait dans le haut ses petits, et dans le bas sa provision de fruits. Bientôt il fut comme saisi d’épouvante, ses mouvements devinrent désordonnés, il semblait chercher à mettre un obstacle entre lui et certaines parties de l’arbre ; puis il se tapit immobile entre deux branches. Le voyageur eut le sentiment d’un danger pour l’innocente bête, mais il ne pouvait deviner lequel. Il approcha et découvrit, après examen attentif, dans un creux du tronc, une couleuvre lien, les yeux dardés fixement dans la direction de l’écureuil. Notre voyageur trembla pour le pauvre écureuil. La couleuvre était si absorbée par sa proie qu’elle ne semblait nullement remarquer la présence d’un homme. Armé, le voyageur aurait pu secourir le malheureux rongeur, en tuant le serpent. Mais la science l’emporta sur la pitié, et il voulut voir quelle serait l’issue du drame. Le dénouement fut tragique. L’écureuil ne tarda pas à pousser un cri plaintif qui, pour tous ceux qui le connaissent, dénote le voisinage d’un serpent. Il avança quelque peu, tenta de reculer, revint encore en avant, essaya de retourner en arrière, mais s’approcha toujours plus du serpent. Roulée en spirale, la tête par-dessus les anneaux, immobile comme une poutre, la couleuvre ne le quittait pas du regard. De branche en branche, et descendant toujours, l’écureuil arriva jusqu’à la partie nue du tronc. Alors le pauvre animal ne tâcha même plus de se soustraire au danger. Attiré par une force invincible, et comme pris de vertige, il se précipita dans la gueule du serpent, qui s’ouvrit tout à coup démesurément pour l’engloutir. Autant la couleuvre avait été inerte jusque-là, autant elle devint active dès qu’elle fut en possession de sa proie. Déroulant ses anneaux et s’élançant de bas en haut avec une agilité inconcevable, elle atteignit en un clin d’œil le sommet de l’arbre, où elle alla sans doute digérer et dormir. »
      Cet exemple, par ce qui en ressort, nous fait comprendre l’esprit qui anime la nature, ainsi que la vérité de la sentence d’Aristote rapportée plus haut. L’histoire a sa valeur non seulement en ce qui touche le fait de la fascination, mais encore comme argument en faveur du pessimisme. Qu’un animal soit surpris et dévoré par un autre animal, c’est un mal, mais qui n’a pas trop de quoi indigner ; mais qu’un pauvre innocent écureuil, installé dans son nid auprès de ses petits, soit forcé pas à pas, chancelant, malgré sa résistance et ses plaintes, d’aller se jeter de soi-même et en pleine conscience dans la gueule béante du serpent, voilà qui est épouvantable, qui est révoltant. — Quelle exécrable chose que cette nature dont nous faisons partie !