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le monde comme volonté et comme représentation

heureux de goûter le repos, les fouets du besoin et de l’ennui viennent entretenir le mouvement de la toupie. Aussi, toute notre existence, dans l’ensemble et dans le détail, porte-t-elle la marque de la contrainte : chaque individu est paresseux au fond du cœur et aspire au repos ; mais il est forcé d’avancer, semblable à la planète qu’il habite, qu’une force qui la pousse en avant empêche seule de tomber sur le soleil. Tout est donc dans une tension continuelle, dans une agitation forcée, et la marche du monde s’effectue, selon une expression d’Aristote (De cœlo, II, 13), ου φυσει, αλλα βια (motu, non naturali, sed violento). C’est en apparence seulement que les hommes sont appelés en avant ; en réalité ils sont poussés par derrière  ; ce n’est pas la vie qui les attire, mais c’est le besoin qui les presse et les fait marcher. La loi de motivation, comme toute causalité, est une pure forme du phénomène. — Pour le dire en passant, là est l’origine de ce côté comique, burlesque, grotesque et grimaçant de la vie : car un individu chassé en avant malgré lui se démène comme il le peut, et la confusion qui en résulte produit souvent un effet bouffon ; mais la souffrance cachée derrière ce voile n’en est pas moins sérieuse et réelle.

De toutes ces considérations il ressort donc clairement que le vouloir-vivre n’est pas une conséquence de la connaissance de la vie, ni en quelque façon une conclusion ex prœmissis, ni, d’une manière générale, rien de secondaire ; tout au contraire, il est le principe premier et absolu, prémisse de toutes les prémisses, et il mérite par là de devenir le point de départ de la philosophie ; car ce n’est pas le vouloir-vivre qui apparaît comme une conséquence du monde, c’est le monde qui est produit comme une conséquence de la volonté de vivre.

J’ai à peine besoin de faire remarquer que les considérations sur lesquelles se ferme ce deuxième livre annoncent déjà fortement le grave sujet du quatrième livre ; elles m’auraient permis d’y passer aussitôt, si mon plan ne m’obligeait pas à commencer par intercaler une seconde étude du monde comme représentation, sujet plus riant de notre troisième livre, mais dont la conclusion nous conduira par une transition directe au quatrième.