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le monde comme volonté et comme représentation

relations, dont elle ne cesse pas de différer totalement elle-même. Dans ce monde de compréhension, l’assujettissement de l’intellect à la volonté ne cesse en même temps de s’affaiblir et de devenir plus indirect. L’intellect a-t-il assez de force pour prendre le dessus, pour ne plus se soucier du rapport des choses à la volonté, pour y substituer l’intelligence de l’essence objective pure du phénomène qui s’exprime à travers toutes les relations ; il s’affranchit alors, en même temps que du service de la volonté, de la conception des simples relations, et par là aussi de celle de l’objet individuel en tant que tel. L’intelligence plane alors d’un libre essor, détachée de toute volonté ; dans l’individu elle ne connaît plus que la partie essentielle, c’est-à-dire toute l’espèce ; elle n’a donc plus pour objet que les idées, au sens primitif où je prends, avec Platon, ce mot dont on a tant abusé, c’est-à-dire enfin les formes persistantes, immuables, indépendantes de l’existence temporelle des individus, les species rerum, qui constituent l’objectivité propre des phénomènes. Sans doute une idée ainsi conçue n’est pas encore l’essence même de la chose en soi, sortie qu’elle est de la connaissance de simples relations ; mais en tant que résultat de la somme de toutes les relations, elle est le caractère propre de l’objet ; elle est ainsi l’expression complète de l’être perçu comme objet saisi non par rapport à une volonté individuelle, mais tel qu’il se manifeste de lui-même et par là détermine l’ensemble de ses relations seules reconnues jusqu’alors. L’idée est la racine commune de toutes ces relations, et par suite le phénomène complet et parfait, ou encore, selon le terme que j’ai employé dans le corps de l’ouvrage, l’objectivation adéquate de la volonté à ce degré de sa manifestation. La forme même et la couleur, éléments immédiats cependant dans la perception intuitive de l’idée, n’en font pas au fond partie ; elles n’en sont qu’un moyen d’expression, car rigoureusement l’espace lui est aussi étranger que le temps. C’est en ce sens que, dans son commentaire sur l’Alcibiade de Platon, le néoplatonicien Olympiodore disait déjà (édition Kreutzer de Proclus et Olympiodore, vol. II, p. 82) : Το ειδος μεταδεδωκε μεν της μορφης τη υλη’αμερες δε ον μετελαϐεν εξ αυτης του διαστατου, c’est-à-dire que l’idée, en soi inétendue, conféra sans doute à la matière la forme, mais commença par lui emprunter l’étendue. — Ainsi donc, je le répète, les idées ne manifestent pas encore l’essence propre, mais seulement le caractère objectif des choses, c’est-à-dire toujours jusqu’alors le phénomène, et même ce caractère, nous serions condamnés à ne le pas comprendre, si nous n’arrivions par une autre voie à une connaissance ou tout au moins à un sentiment confus de l’essence intime des choses. Ce ne sont en effet ni les idées, ni en général aucune connaissance simplement objective qui peuvent