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le monde comme volonté et comme représentation

mais est-on soi-même mêlé dans l’affaire, est-on la chose même, alors on s’écrie plus d’une fois que le diable en personne ne pourrait y tenir. Aussi Gœthe dit-il : « Ce qui nous contrarie dans la vie, nous fait plaisir dans un tableau[1]. »

Dans ma jeunesse, il y a eu une période pendant laquelle je m’efforçais sans cesse de me contempler, de me dépeindre du dehors, moi-même et mes actions : c’était sans doute pour me les rendre supportables.

Comme les considérations que j’expose ici n’ont jamais été discutées avant moi, je veux y joindre quelques explications psychologiques.

Dans l’intuition directe du monde et de la vie, nous ne considérons d’ordinaire les choses que dans leurs relations, c’est-à-dire dans leur essence, dans leur existence relative et non absolue. Nous regarderons par exemple des maisons, des vaisseaux, des machines, avec la pensée de leur destination et de leur appropriation à cette fin ; nous regarderons des hommes avec la pensée de leurs rapports avec nous, s’il en existe, puis de leurs rapports mutuels, dans leur conduite et dans leur activité, dans leur condition, et dans leur métier, ou encore dans les aptitudes qu’ils y montrent, etc. Nous pouvons pousser l’examen de ces relations plus ou moins loin, le poursuivre jusqu’aux anneaux les plus reculés de leur chaîne : la recherche gagnera ainsi en précision et en étendue ; mais l’espèce et la qualité en demeurera toujours la même. C’est toujours la considération des choses dans leurs relations, bien plus, par le moyen de ces relations, c’est-à-dire d’après le principe de raison. C’est à ce genre de considérations que nous nous adonnons le plus souvent et, en règle générale, je crois même les hommes incapables pour la plupart de se livrer à aucun autre. — Mais nous arrive-t-il par exception d’éprouver une élévation momentanée de l’intensité de notre intelligence intuitive ; aussitôt nous voyons les choses d’un tout autre œil : nous ne les concevons plus alors d’après leurs relations, mais selon ce qu’elles sont en soi et par soi, et soudain, avec leur existence relative, nous percevons encore leur existence absolue. Chaque individu représente aussitôt son espèce, et ce qui s’offre à notre esprit, c’est ce qu’il y a de général en chaque être. Ce que nous reconnaissons donc ainsi, ce sont les idées des choses, et la science qui s’exprime par ces idées est bien plus haute que la simple connaissance des relations. Notre être aussi se dégage en même temps des relations et nous sommes devenus du coup le pur sujet de la connaissance. — Quant aux causes de cet état exceptionnel, ce

  1. Was im leben uns verdrieszt
    Man im Bilde gern genieszt