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du génie

du visage, de la bouche en particulier, dans une alliance justement caractérisée par cette épigraphe de Giordano Bruno : In tristitia hilaris, in hilaritate tristis.

La volonté, racine de l’intellect, s’oppose à toute activité dirigée vers quelque fin différente des siennes. Aussi l’intellect n’est-il capable d’une conception purement objective et profonde du monde extérieur, qu’une fois détaché pour un moment au moins de sa racine. Jusque-là il n’est par ses propres ressources susceptible d’aucune activité, mais s’endort dans l’engourdissement toutes les fois que la volonté (l’intérêt) ne vient pas le réveiller et le mettre en mouvement. Cette intervention se produit-elle, il est alors très propre sans doute à reconnaître les relations des choses, selon l’intérêt de la volonté, et c’est le cas de tout esprit intelligent, qui est toujours en même temps un esprit éveillé, c’est-à-dire vivement excité par la volonté ; mais par cela même l’intellect est incapable de saisir l’essence purement objective des choses. Car la volonté et ses fins le rendent si exclusif qu’il ne voit dans les choses que ce qui s’y rapporte ; le reste disparaît en partie et arrive en partie faussé à la conscience. Par exemple, un voyageur pressé et inquiet ne verra dans le Rhin et ses bords qu’un fossé qui coupe sa route, et dans le pont qu’un moyen de franchir le fossé. Dans le cerveau d’un homme tout absorbé par ses fins, le monde fait l’effet d’un beau paysage sur le plan d’un champ de bataille. Ce sont là sans doute des extrêmes, pris pour plus de clarté ; mais toute excitation même médiocre de la volonté aura toujours pour conséquence quelque altération de ce genre. Le monde ne peut ressortir à nos yeux dans sa couleur et dans sa forme vraies, dans son entière et exacte signification, que si l’intellect, dégagé de la volonté, plane librement au-dessus des objets, sans le stimulant du vouloir, mais non sans une énergique activité. Un tel état est certainement contraire à l’essence et à la destination de l’intellect ; il est en quelque sorte contraire à la nature, et par là des plus rares ; mais c’est en cela que consiste justement le génie : chez le génie seul cet état se produit à un haut degré et d’une façon constante, pendant que chez les autres hommes il ne se réalise qu’approximativement et par exception. — C’est en ce sens que je prends le mot de Jean Paul (Éléments d’esthétique, § 12) : « L’essence du génie est la réflexion. » L’homme normal, en effet, est plongé dans le tourbillon et dans le tumulte de la vie, à laquelle il appartient par sa volonté ; son intellect est tout rempli des choses et des événements de la vie ; quant aux choses mêmes, quant à l’existence même, dans leur signification objective, il ne les remarque pas : son cas est celui du marchand qui, à la bourse d’Amsterdam, entend parfaitement les paroles de son voisin, mais non ce bourdonnement semblable au