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le monde comme volonté et comme représentation

tout genre, où, pendant nombre de générations, ils sont demeurés non pas cachés et enfouis, mais simplement pendus aux murs, sans exciter l’attention, c’est-à-dire sans produire le moindre effet. Lors de mon séjour à Florence (1823), on découvrit même une Madone de Raphaël, qui durant de longues années était restée accrochée au mur d’une chambre de domestiques dans un palais du quartiere di San Spirito : et le fait se produit en Italie, chez le peuple doué plus qu’aucun autre du sens de la beauté. C’est la preuve que les œuvres des arts plastiques exercent une action bien peu directe et immédiate et demandent plus que toutes les autres de l’éducation et des connaissances pour être appréciées. Une belle et touchante mélodie ne manque pas au contraire de faire le tour du monde, comme une belle poésie de voyager de peuple à peuple. Si cependant c’est aux arts plastiques que les grands et les riches prêtent tout leur appui, si c’est pour les productions de ces arts qu’ils dépensent des sommes considérables ; si de nos jours on professe un véritable culte des images, au sens propre du mot, et qu’on va jusqu’à abandonner la valeur de tout un domaine pour un tableau de maître ancien et fameux, la principale raison en est la rareté des chefs-d’œuvre, dont la possession flatte par suite l’orgueil de l’acquéreur ; une autre raison est que, pour en jouir, il suffit de peu de temps et d’efforts et que chaque moment peut nous donner ce plaisir d’un moment, tandis que la poésie et la musique même nous imposent des conditions bien plus lourdes. Il s’ensuit qu’on peut se passer des arts plastiques ; des peuples entiers, les Mahométans par exemple, en sont dépourvus ; mais il n’est pas de nation sans musique ni sans poésie.

L’intention du poète, quand il met en mouvement notre imagination, est de nous révéler les idées, c’est-à-dire de nous montrer sur un exemple ce qu’est la vie, ce qu’est le monde. La première condition pour atteindre ce résultat est de les connaître lui-même, et la valeur de sa poésie dépendra de celle de cette connaissance. Il y a donc dans le talent des poètes des degrés en nombre infini, comme il y en a dans la profondeur et dans la clarté de notre conception de la nature des choses. Tout poète doit se croire excellent, dès qu’il a exprimé exactement ce qu’il a reconnu, dès que son image correspond à son original ; il doit se tenir pour l’égal des meilleurs, parce que dans leur œuvre il ne retrouve rien de plus que dans la sienne, c’est-à-dire rien de plus que dans la nature même, et parce qu’une fois pour toutes son regard ne peut pénétrer plus avant. Le grand poète, de son côté, reconnaît sa valeur en voyant combien la vue des autres est superficielle, combien il se cache encore de choses qu’ils étaient incapables de rendre, faute de les apercevoir, et combien son regard et son œuvre