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CHAPITRE XXXVII[1]
DE L’ESTHÉTIQUE DE LA POÉSIE


La plus simple et la plus juste définition que je puisse donner de la poésie, c’est de dire qu’elle est l’art de mettre en jeu l’imagination par le moyen des mots. Au § 51 (du premier volume, j’ai indiqué comment elle procède pour y arriver. Je trouve une confirmation toute particulière de ce que j’ai dit à ce sujet dans le passage suivant d’une lettre de Wieland à Merck publiée depuis : « J’ai passé deux jours et demi sur une seule strophe, et tout revenait au fond à un seul mot dont j’avais besoin et que je ne pouvais pas trouver. Je me creusais le cerveau, je tournais et retournais la chose en tous sens ; car, puisqu’il s’agissait d’un tableau, je tenais naturellement à évoquer dans l’esprit du lecteur la même vision déterminée qui flottait devant mes yeux, et en cela, ut nosti, tout dépend souvent d’un seul trait, saillie ou reflet. » (Lettres à Merck, édit. Wagner, 1835, page 193.) — Si la fantaisie du lecteur est la substance sur laquelle la poésie trace des images, il en résulte pour elle l’avantage que le détail de l’exécution, d’où naît le fini des traits, s’opère, dans l’imagination de chacun, de la manière la plus conforme à son individualité, à l’étendue de ses connaissances et à son humeur, et selon l’excitation plus ou moins vive qu’il a ressentie. Les arts plastiques, au contraire, ne peuvent se prêter à la même accommodation, mais ici une seule image, une même figure doit suffire à tous : or cette image portera toujours en quelque partie l’empreinte de l’individualité de l’artiste ou de son modèle, c’est-à-dire sera mélangée d’un élément subjectif ou accidentel et sans effet ; l’addition sera pourtant d’autant plus faible que l’artiste sera plus objectif, c’est-à-dire aura plus de génie. Cette raison nous explique en partie pourquoi les œuvres poétiques exercent une influence bien plus énergique, plus profonde et plus générale que les tableaux et les statues : ces derniers laissent presque toujours le gros du public entièrement froid, et en général les arts plastiques sont ceux dont l’impression est la plus faible. Nous en avons une preuve curieuse dans la découverte si fréquente de tableaux de grands maîtres qu’on retrouve dans des maisons particulières et dans des localités de

  1. Ce chapitre se rapporte au § 51 du premier volume.