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le monde comme volonté et comme représentation

texte pour la musique que la musique pour le texte. Cependant la méthode en usage conduit l’artiste, par le moyen des paroles et des incidents du livret, aux émotions qui en constituent le fond, qui provoquent en lui-même les sentiments à décrire et remplissent l’office de stimulants de sa fantaisie musicale. — Si, d’ailleurs, l’addition de la poésie à la musique est si bien venue de nous, si nous ressentons un plaisir aussi profond à entendre un chant accompagné de paroles intelligibles, c’est qu’alors nos deux modes de connaissance, le plus direct et le plus indirect, trouvent à la fois à s’exercer ; notre connaissance la plus directe est celle pour laquelle la musique exprime les émotions de la volonté même la plus indirecte est celle des idées marquées par les mots. La raison ne se plaît pas à rester entièrement inactive, même quand on parle la langue des sentiments. Sans doute, la musique est capable de rendre par ses propres moyens chaque mouvement de la volonté, chaque sentiment mais l’addition des paroles nous fournit en plus les objets mêmes de ces sentiments, les motifs d’où ils naissent. — La musique, la partition d’un opéra, possède une existence complètement indépendante, séparée, abstraite pour ainsi dire ; elle reste étrangère aux événements et aux personnages de la pièce, elle suit ses règles propres et immuables ; aussi, même sans le livret, ne manque-t-elle jamais tout son effet. Mais cette musique, composée en vue du drame, en est l’âme en quelque sorte : par son union avec les faits, les personnages, les paroles, elle devient l’expression de la signification intime de toute l’action et de la nécessité dernière et secrète qui s’y rattache. C’est sur le sentiment confus de cette vérité que repose proprement le plaisir du spectateur qui n’est pas un simple badaud. Mais en même temps la musique d’un opéra atteste l’hétérogénéité de sa nature et la supériorité de son essence par une indifférence parfaite à l’égard de toute la partie matérielle des événements ; aussi exprime-t-elle toujours de la même manière, en l’accompagnant des mêmes accents pompeux, l’orage des passions et le pathétique des sentiments, que la matière même du drame soit Agamemnon et Achille, ou la discorde d’une famille bourgeoise. Pour elle il n’existe rien en dehors des passions, des émotions de la volonté et, comme Dieu, elle ne voit que les cœurs. Elle ne s’assimile jamais à la matière : quand même elle est jointe aux bouffonneries les plus plaisantes et les plus extravagantes d’un opéra comique, elle n’en conserve pas moins la beauté, la pureté, la noblesse de son essence ; et son alliance avec de semblables éléments ne peut en rien rabaisser cette hauteur, d’où le ridicule est à jamais banni. De même, au-dessus de la farce grotesque et des misères sans fin de la vie humaine plane la profonde et sérieuse signification de notre existence, qu’aucun moment ne vient en détacher.