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le monde comme volonté et comme représentation

lié à l’individualité, dont la perte entraîne celle de tous les attributs propres à l’individu, en tant que tel, et destinés à le distinguer des autres. Sa permanence sans l’individualité devient par suite, pour lui, indiscernable de la persistance des autres êtres, et il voit son moi disparaître. Avant d’attacher ainsi son existence à l’identité de la conscience et, par là, de désirer pour elle une durée sans fin après la mort, il faudrait réfléchir qu’on ne peut obtenir en tout cas un pareil bien qu’au prix d’un passé aussi infini avant la naissance. Comme il n’a pas, en effet, souvenir d’une existence avant la naissance, et qu’ainsi la conscience ne commence qu’avec la naissance, celle-ci doit passer à ses yeux pour une apparition de son être hors du néant. Mais alors il achète le temps infini de son existence après la mort pour un temps aussi long avant la naissance, et le compte finit par se balancer sans profit pour lui. Au contraire l’existence, que la mort laisse intacte, est-elle autre que celle de la conscience individuelle, elle doit être alors aussi indépendante de la naissance que de la mort, et par suite il doit être également vrai de dire par rapport à elle : « Je serai toujours » et « J’ai toujours été » : le résultat nous donne deux infinités pour une. Mais c’est proprement dans le mot moi que réside la plus grande équivoque, et, sans aller plus loin, on s’en rendra compte, pour peu qu’on ait présent à l’esprit le contenu de notre second livre et la distinction longuement établie alors par nous entre la partie voulante et la partie connaissante de notre être. Selon la manière dont je comprends ce mot « moi », je puis dire : « La mort est ma fin absolue, » ou encore : « Je ne suis qu’une partie infiniment petite du monde ; de même ma forme personnelle n’est qu’une parcelle de mon être véritable. » Mais le moi, voilà le point noir de la conscience, tout ainsi que dans le tissu de la rétine c’est précisément le point d’insertion du nerf optique qui est aveugle, que la substance même du cerveau est d’une complète insensibilité, que le corps du soleil est sombre, et que l’œil enfin, qui voit tout, est incapable de se voir lui-même. Notre faculté de connaître est tout entière dirigée au dehors, parce qu’elle est le résultat d’une énergie cérébrale produite pour servir à la seule conservation de nous-mêmes, et aussi à la recherche de nos aliments et à la prise de possession de notre proie. Par là chacun ne connaît de soi que l’individu, tel qu’il se présente dans la perception externe. Si l’homme pouvait au contraire prendre conscience de tout ce qui complète encore sa nature, il se résignerait alors sans peine à la disparition de son individualité, il sourirait de la ténacité de son attachement à cette forme, et dirait : « Pourquoi m’inquiéter de la perte de cette individualité, moi qui porte en moi-même la possibilité d’individualités sans nombre ? » Il verrait que, si même la permanence de