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le monde comme volonté et comme représentation

vie infinies. Mais dans le monde des choses en soi, dans ce monde indépendant des formes susdites, tombe aussi toute la différence de l’individu et de la race, et tous deux ne sont, sans intermédiaire, qu’une seule et même chose. La volonté de vivre existe tout entière dans l’individu, comme elle existe dans l’espèce, et ainsi la permanence de l’espèce est la simple image de l’indestructibilité de l’individu.

Il est d’une importance extrême de bien comprendre que notre être véritable est hors des atteintes de la mort ; mais, comme l’intelligence de cette vérité repose tout entière sur la distinction du phénomène et de la chose en soi, je veux ici même mettre cette différence dans tout son jour, en l’éclairant par le fait opposé à la mort, celui de la naissance des êtres animés, par le fait de la génération. Car cet acte, qui s’enveloppe du même mystère que la mort, présente à nos yeux aussi immédiatement que possible l’opposition fondamentale qui existe entre le phénomène et la chose en soi, c’est-à-dire entre le monde comme représentation et le monde comme volonté, ainsi que l’hétérogénéité complète des lois qui régissent les deux mondes. L’acte de la génération, en effet, nous apparaît sous un double aspect : en premier lieu, au regard de la conscience interne, dont le seul objet, comme je l’ai plus d’une fois indiqué, est la volonté avec toutes ses affections ; puis, au regard de la conscience externe, c’est-à-dire de la conscience du monde de la représentation ou de la réalité empirique des choses. Or maintenant, du point de vue de la volonté, c’est-à-dire du point de vue intime et subjectif, pour la conscience interne, cet acte se présente à nous comme la satisfaction la plus immédiate et la plus parfaite de la volonté, c’est-à-dire comme la volupté. Du point de vue de la représentation au contraire, et par suite du point de vue extérieur, objectif, pour la conscience externe, cet acte n’est justement pas autre chose que la première trame du plus artistique des tissus, que le fondement de cet organisme animal d’une complication presque inexprimable que le développement ultérieur suffira à rendre visible pour nos yeux étonnés. Cet organisme, dont l’infinie complication et la perfection exigent, pour être appréciées, la connaissance de l’anatomie, on ne peut le comprendre, on ne peut l’imaginer, du point de vue de la représentation, que comme un système conçu au moyen des combinaisons les plus ingénieuses, exécuté avec un art et une précision extrêmes, comme l’œuvre la plus pénible issue des méditations les plus profondes ; et cependant, du point de vue de la volonté, notre conscience intime nous montre dans la création de cet organisme le résultat d’un acte qui est justement l’opposé de toute réflexion, l’effet d’une impulsion aveugle et impétueuse, d’une sensation d’infinie volupté. Cette opposition rappelle de près le contraste frappant signalé plus haut, d’une part, entre l’absolue facilité de la nature à