Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/312

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produire ses œuvres, et l’insouciance sans bornes qui y répond, avec laquelle elle les livre à la destruction, et, d’autre part, l’ingéniosité et les méditations incalculables dépensées dans la construction de ces mêmes œuvres, qui nous feraient croire à une énorme difficulté pour la nature de les mener à bonne fin, et à des soins jaloux de sa part pour veiller à leur conservation, tandis que c’est le contraire qui s’offre à nos yeux. Ces considérations, à la vérité peu ordinaires, nous ont permis de rapprocher par le plus brusque des contrastes les deux faces hétérogènes du monde et de les embrasser en quelque sorte d’un seul tour de main : il faut maintenant nous y tenir, pour nous persuader de la complète impossibilité d’appliquer les lois des phénomènes ou du monde comme représentation au monde de la volonté ou des choses en soi. Nous comprendrons mieux alors que, du côté de la représentation, c’est-à-dire dans le monde des phénomènes, nous assistions tantôt à une apparition hors du sein du néant, tantôt à un anéantissement absolu de l’être une fois né, et que de l’autre côté au contraire, du côté de la chose en soi, nous ayons devant nous une existence, à laquelle on ne peut appliquer, sans leur ôter tout leur sens, les notions de naissance et de mort. Car, en remontant au point initial, où, par le moyen de la conscience intime, le phénomène et la chose en soi venaient à se rencontrer, nous avons tout à l’heure comme touché du doigt cette vérité que ce sont là deux grandeurs absolument incommensurables et que toute la manière d’être de l’une, avec toutes les lois fondamentales qui la régissent, transportée à l’autre ne signifie rien, signifie même moins que rien. Cette dernière considération, je le crois, ne sera bien comprise que de peu de gens, et tous ceux qui ne l’entendront pas la trouveront déplaisante et même choquante ; mais ce ne sera jamais là pour moi une raison de négliger ce qui peut servir à éclaircir ma pensée maîtresse.

Au début de ce chapitre j’ai expliqué l’origine de notre grand attachement à la vie ou bien plutôt de notre crainte de la mort ; cette crainte ne dérive nullement de la connaissance, car elle proviendrait alors de la valeur bien reconnue de la vie ; mais elle prend directement sa source dans la volonté, elle procède de la nature primitive de la volonté, de l’état où, dépourvue de toute connaissance, cette volonté n’est qu’un aveugle désir de vivre. C’est le penchant tout illusoire vers la volupté qui nous attire dans la vie ; c’est de même la crainte à coup sûr tout aussi illusoire de la mort qui nous y retient. Les deux tendances naissent directement de la volonté, en soi dénuée de toute connaissance. L’homme ne serait-il, au contraire, qu’un être connaissant, la mort devrait alors ne pas lui être seulement indifférente, mais être encore pour lui la bienvenue. Or maintenant (les considérations auxquelles nous sommes