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le monde comme volonté et comme représentation

de la nécessité, et dans les circonstances difficiles ils font des choses qui nous étonnent ; ainsi presque tous calculent, alors qu’ils ne se croient pas vus, qu’il est plus sûr de ne pas fuir. C’est pourquoi le lièvre reste tranquillement couché dans le sillon d’un champ et laisse le chasseur passer tout près de lui ; les insectes, quand ils ne peuvent pas s’échapper, font les morts. Si on veut se faire une idée plus exacte de ce phénomène, on n’a qu’à étudier l’histoire de l’éducation du loup, telle qu’il se la fait lui-même poussé par l’extrême difficulté de sa situation dans l’Europe civilisée ; on trouvera cette histoire dans la deuxième lettre de l’excellent ouvrage de Leroy, Lettres sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux. Immédiatement après, dans la troisième lettre, nous sommes initiés à la haute école du renard ; placé dans une situation également critique et doué de forces physiques moindres, il y supplée par une grande intelligence ; mais il n’arrive à ce degré supérieur d’astuce qui le caractérise, surtout dans la vieillesse, que par des luttes continuelles contre la nécessité d’une part et le danger de l’autre ; c’est en somme la volonté qui l’éperonne. Dans tous ces cas d’accroissement de l’intellect, la volonté joue le rôle d’un cavalier qui, en donnant de l’éperon à son cheval, le pousse à un galop qui excède la mesure naturelle de ses forces.

De même la mémoire est accrue sous l’impulsion de la volonté. Une mémoire, même faible à l’ordinaire, retient toujours parfaitement ce qui a de la valeur pour la passion actuellement dominante. L’amoureux n’oublie aucune occasion favorable, l’ambitieux rien qui s’accorde avec ses projets, l’avare n’oublie jamais la perte subie, ni l’homme fier la blessure faite à son honneur ; le vaniteux retient chaque mot d’éloge et la moindre distinction dont il a été l’objet. Ce phénomène également s’observe chez les animaux : le cheval s’arrêtera devant l’auberge où autrefois il a reçu de l’avoine ; les chiens ont une admirable mémoire des circonstances, des lieux et des temps où ils ont attrapé de bons morceaux ; le renard ne perd pas le souvenir des diverses cachettes où il a déposé les objets volés.

L’observation personnelle donnera lieu à des remarques plus fines sur ce sujet. Quelquefois un trouble subit me fait oublier ce à quoi je réfléchissais à l’instant, ou la nouvelle qui vient de m’arriver aux oreilles. Eh bien ! si la chose avait pour moi un intérêt quelconque, même éloigné, l’influence que par là elle a exercée sur la volonté aura laissé comme un écho ; en effet, je me rappelle encore exactement à quel point cette chose m’a agréablement ou désagréablement affecté et aussi de quelle manière spéciale elle a produit en moi l’une de ces impressions, c’est-à-dire si elle m’a même à un faible degré, blessé, rempli d’angoisse, d’amertume,