Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/36

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
33
du primat de la volonté dans notre conscience

part de l’intellect comme tel un arrêt d’activité et une perturbation immédiats, cas tout à fait exceptionnel et où les troubles de la volonté sont dus à un développement anormal, à une prépondérance extraordinaire de l’intellect, c’est-à-dire à ce don sublime qu’on appelle le génie. Le génie est franchement contraire à l’énergie du caractère et par suite au déploiement de l’activité. Aussi ne sont-ce pas précisément les grands esprits qui fournissent à l’histoire ses caractères ; car ils ne sont guère capables de diriger et de dominer la masse de l’humanité, ni de soutenir les luttes de ce monde ; cette tâche convient mieux à des gens d’une force intellectuelle bien moindre, mais doués de grandes qualités de fermeté, de décision, d’énergie volontaire telles que n’en comporte même pas le développement très élevé de l’intelligence. C’est donc chez les privilégiés de l’esprit que se présente le cas unique où l’intellect entrave directement l’essor de la volonté.

VI. — J’ai fait voir jusqu’à présent les obstacles que la volonté oppose à l’intelligence, les cessations d’activité qu’elle lui impose. Je vais passer à la contre-partie et montrer par quelques exemples comment, inversement, les fonctions de l’intellect sont parfois activées et développées sous l’impulsion et comme sous l’aiguillon de la volonté. De la sorte encore nous reconnaîtrons la nature primaire de l’une et la nature secondaire de l’autre, et nous verrons clairement que l’intellect n’est par rapport à la volonté qu’un instrument.

Sous l’influence d’un motif puissant, tel qu’un désir intense, une nécessité pressante, l’intellect s’élève parfois à un degré de vigueur dont nous ne le supposions pas capable. Des circonstances difficiles qui réclament de nous une activité particulière, développent en nous des talents tout à fait nouveaux, dont les germes nous étaient restés cachés et pour lesquels nous ne sentions aucune prédisposition. L’entendement le plus émoussé devient perspicace dès qu’il s’agit d’objets qui ont pour la volonté une grande importance ; en ce cas il observe, fixe et distingue avec une finesse extrême les moindres circonstances ayant trait à notre désir ou à notre crainte. C’est ce qui explique en grande partie ce phénomène souvent remarqué, et toujours avec surprise, de l’astuce des sots. Et c’est pourquoi le prophète Isaïe a raison de dire : Vexatio dat intellectum, parole qui est devenue proverbiale et dont se rapproche le proverbe allemand « Nécessité est mère des arts », proverbe très juste, si l’on en excepte les beaux-arts ; car le noyau de toute œuvre d’art proprement dite, c’est-à-dire la conception qui y préside, doit, pour être authentique, émaner d’une intuition qui ne doit absolument rien à la volonté et qui par là seulement atteint à l’objectivité pure. L’entendement des animaux mêmes se fortifie sous le coup