Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/426

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tions, pour la perception sensible par des signes symboliques, dans les temples par l’obscurité et le silence ; le brahmanisme va même jusqu’à réclamer une suspension complète de la pensée et de l’intuition, pour que chacun rentre et s’absorbe au plus profond de son être propre, en prononçant mentalement le mystérieux Dum[1]. Le mysticisme, au sens le plus large, est toute doctrine qui tend à donner le sentiment direct de ce que l’intuition et le concept, et toute connaissance en général, sont impuissants à atteindre. Le mystique est en opposition avec le philosophe, parce qu’il procède du dedans et non du dehors. Il prend en effet pour point de départ son expérience intérieure, positive, individuelle, dans laquelle il se trouve l’être éternel, unique, etc. Mais il n’y a rien là dont il puisse faire part qu’au moyen d’affirmations, et il faut ensuite le croire sur parole : il ne peut donc pas convaincre. Le philosophe au contraire part de ce qui est commun à tous, du phénomène objectif, présent à tous les yeux, et des faits de la conscience intime, tels qu’ils se trouvent dans chacun. Sa méthode est donc la réflexion sur tous ces faits et la combinaison des données qu’ils lui fournissent : aussi peut-il persuader. Il doit par suite se garder de tomber dans la manière des mystiques, et, en affirmant des intuitions intellectuelles ou de prétendues perceptions immédiates de la raison, de vouloir faire miroiter aux regards une façon de connaissance positive de ce qui doit rester éternellement inaccessible à toute connaissance, et peut être indiqué tout au plus par de pures négations. La valeur et la dignité de la philosophie consistent donc à mépriser toutes les suppositions sans fondement possible, et à n’admettre au nombre de ses données que celles dont la preuve se trouve dans l’intuition du monde extérieur et dans les formes constitutives de notre intellect destinées à en faciliter la conception. Voilà pourquoi la philosophie doit rester cosmologie et ne pas devenir théologie. Son thème doit se borner au monde ; la nature, l’essence intime de ce monde, exprimée sous tous les rapports,

  1. Si nous ne perdons pas de vue l’immanence essentielle de notre connaissance et de toute connaissance, immanence due à ce que l’intelligence est un principe secondaire, né pour les seules fins de la volonté, nous comprendrons que tous les mystiques de toutes les religions finissent par aboutir à une sorte d’extase, dans laquelle disparaît toute connaissance, avec ses formes fondamentales de l’objet et du sujet, et affirment avoir atteint leur but dernier dans ce seul état situé au delà de toute connaissance, arrivés qu’ils sont à un point où il n’y a plus ni sujet, ni objet, ni, par là, de connaissance d’aucune sorte par suite de la disparition de la volonté que la connaissance a pour unique destination de servir.
      Quiconque a bien compris ces idées ne trouvera pas si entièrement insensée cette habitude des fakirs de s’asseoir, les yeux fixés sur le bout de leur nez, et de chercher à bannir toute pensée et toute représentation ; il ne s’étonnera pas non plus de ce précepte répété en maint endroit de l’Upanischad qu’il faut, en prononçant à part soi le mystérieux Dum, se plonger dans l’intérieur de son être, là où disparaissent sujet et objet et toute connaissance.