Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/425

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dualité, égoïsme, haine, méchanceté, tout cela a une même racine, et de même, d’autre part, monde de la chose en soi, identité de tous les êtres, justice, humanité, négation du vouloir-vivre. Si donc, comme je l’ai suffisamment montré, les vertus morales naissent déjà de la perception de cette identité de tous les êtres, et si à son tour cette identité réside non dans le phénomène, mais seulement dans la chose en soi, dans le principe de toutes les créatures, alors l’action vertueuse est un passage momentané par le point auquel la négation du vouloir-vivre est un retour durable.

Un corollaire des propositions précédentes, c’est que nous n’avons aucune raison d’admettre qu’il y ait des intelligences encore plus parfaites que la nôtre. Nous le voyons, celle-là suffit déjà à procurer à la volonté cette connaissance qui la conduit à se nier et à se supprimer elle-même, ce qui détruit du même coup l’individualité et par suite l’intelligence, simple instrument de nature individuelle, c’est-à-dire animale. Pour donner à ces idées une apparence moins choquante, considérons même ces intelligences les plus parfaites possible dont nous pouvons supposer l’existence à titre d’essai : il ne nous est pas possible de les concevoir durant, subsistant un temps infini, car ce temps infini se trouverait trop pauvre pour leur fournir des objets toujours nouveaux et toujours dignes d’elles. En effet, l’essence de toutes choses est au fond une et identique ; la connaissance qu’on en peut avoir est donc nécessairement tautologique : cette essence une fois saisie, et elle ne tarderait pas à l’être par ces intelligences les plus parfaites, que leur resterait-il à atteindre, sinon une pure répétition et l’ennui ? De ce côté encore nous rencontrons ainsi le témoignage que l’objet de toute intelligence ne peut être qu’une simple réaction sur une volonté ; et puisque tout vouloir est erreur, l’œuvre dernière de l’intelligence reste donc la suppression de la volonté ; dont elle avait jusque-là servi les vues. En conséquence, l’intelligence même la plus parfaite possible ne saurait être qu’un échelon vers un but où il n’est donné à aucune connaissance d’atteindre ; et même une telle connaissance ne peut prendre place dans la nature des choses qu’au moment où un jugement entièrement formé a été acquis.

D’accord avec toutes ces considérations et celles du second livre, où j’ai démontré que la connaissance dérive de la volonté, dont elle reflète l’affirmation en en servant les vues, tandis que le vrai salut est dans la négation du vouloir, nous voyons toutes les religions, à leur sommet, aboutir au mysticisme et aux mystères, c’est-à-dire se voiler d’ombres qui n’indiquent rien d’autre qu’un espace vide de connaissance, ou plutôt le point où toute connaissance doit cesser : aussi ce point peut-il s’exprimer pour l’esprit par de pures néga-