Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/444

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sensu proprio et touche directement ce que les autres montrent sous des voiles et n’atteignent que par des détours.

Si maintenant je voulais encore, pour éclairer par un exemple ce que je viens de dire en dernier lieu et suivre en même temps une mode philosophique contemporaine, si je voulais, dis-je, essayer de résoudre le mystère le plus profond du christianisme, celui de la trinité, dans les concepts fondamentaux de ma philosophie, sous réserve des licences permises en de pareils interprétations, la tentative pourrait s’accomplir ainsi : le Saint-Esprit c’est la négation résolue du vouloir ; l’homme en qui elle se manifeste in concreto est le Fils. Il est identique à la volonté qui affirme la vie et par là produit le phénomène du monde visible, c’est-à-dire au Père, puisque négation et affirmation sont deux actes opposés de la même volonté dont la capacité à faire les deux est la seule véritable liberté. — Cependant il ne faut voir dans tout cela qu’un pur lusus ingenii.

Avant de terminer ce chapitre, je veux encore appuyer de quelques preuves ce que j’ai désigné au § 68 du premier volume par l’expression Δευτερος πλους : c’est la négation de la volonté provoquée par une souffrance personnelle durement sentie, et non plus seulement par le fait de s’être approprié la douleur d’autrui et d’avoir ainsi reconnu le néant et la tristesse de notre existence. Ce que produit au dedans de nous une exaltation de ce genre, et l’espèce d’épuration qu’elle entraîne, peut se comprendre par ce qu’éprouve tout homme impressionnable à la représentation d’une tragédie : les deux cas sont voisins. En effet, au troisième et au quatrième acte la vue du héros de plus en plus troublé et menacé dans son bonheur l’affecte et l’inquiète douloureusement ; mais quand au cinquième acte ce bonheur a sombré et s’est brisé sans retour, il éprouve une certaine élévation d’âme, source pour lui d’un plaisir infiniment plus haut que n’aurait pu lui en procurer le spectacle du héros comblé de prospérité. Or c’est ici, avec les demi-teintes affaiblies de la compassion que peut exciter une illusion pleinement consciente, ce qui se produit encore, mais avec toute l’énergie de la réalité, dans le sentiment de la destinée propre, lorsqu’une grande infortune pousse enfin l’homme dans le port de la résignation absolue. C’est là le fondement de ces conversions capables de transformer l’homme tout entier, telles que je les ai décrites dans mon livre. J’ai raconté l’histoire de la conversion de Raymond Lulle ; celle de l’abbé de Rancé mérite d’être rapportée ici en peu de mots pour les ressemblances frappantes qu’elle présente avec la première et, de plus, pour les résultats mémorables qui en sont sortis. Sa jeunesse avait été consacrée au plaisir et à la volupté ; il était en dernier lieu en relations amoureuses