Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/450

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souffrances se montrent bien réelles et dépassent souvent toute attente. — Ainsi donc, n’en doutons pas, tout dans la vie est disposé pour nous faire revenir de cette erreur originelle et nous convaincre que l’objet de notre existence n’est pas le bonheur. Bien plus, à qui la contemple de plus près et sans parti pris, la vie apparaît tout spécialement combinée pour que nous ne nous y sentions pas heureux : elle porte dans toute son essence le caractère d’une chose dont nous devons nous dégoûter, pour laquelle nous devons éprouver de la répugnance, d’une erreur dont il nous faut revenir pour guérir notre cœur de la soif de jouir, de vivre même, et le détourner du monde. En ce sens il serait donc plus juste de placer le but de la vie dans la souffrance que dans notre bonheur. Car les considérations de la fin du chapitre précédent ont montré que plus on souffre, plus on est près d’atteindre le vrai but de la vie, et plus on vit heureux, plus ce but s’éloigne de nous. À cette idée répond la conclusion de la dernière lettre de Sénèque, qui annonce une influence évidente du christianisme : Bonum tunc habebis tuum quum intelliges infelicissimos esse felices. — L’action particulière de la tragédie repose aussi au fond sur ce qu’elle ébranle cette erreur innée, en donnant, par un grand et frappant exemple, une idée vive de la vanité des aspirations humaines et du néant de l’existence entière, et en nous dévoilant ainsi le sens le plus profond de la vie : aussi est-elle reconnue pour la forme la plus élevée de la poésie. — Celui qui maintenant, par une voie ou par l’autre, est revenu de cette erreur inhérente en nous a priori, de ce πρωτον ψευδος de l’existence, ne tardera pas à voir toutes choses sous un autre jour et à trouver alors le monde en harmonie, sinon avec ses désirs, du moins avec ses conceptions. Les coups de la fortune, quelles qu’en soient la nature et la gravité, peuvent encore le faire souffrir, mais non plus le surprendre ; il a en effet compris que la douleur et l’affection travaillent précisément à nous mener au vrai but de la vie, qui est d’en détourner la volonté. Cette idée lui inspirera même, quoi qu’il lui arrive, une résignation merveilleuse, semblable à celle du malade qui supporte les douleurs d’un long et pénible traitement et y voit le signe de l’efficacité des remèdes. L’existence humaine tout entière nous dit assez nettement que la souffrance est la véritable destination de la vie. La vie y est plongée jusqu’à la base et ne peut s’y soustraire : notre entrée s’y fait au milieu des larmes, le cours en est au fond toujours tragique, et l’issue plus encore. Il y a là une couleur d’intention qu’on ne peut méconnaître. En général, le sort renverse de fond en comble les projets de l’homme au moment où il touche au but suprême de ses désirs et de ses efforts ; sa vie en reçoit dès lors une tendance tragique bien propre à l’affranchir de cette soif de vivre, dont toute existence