Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/453

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tible, avec une convoitise tout aussi indestructible ; ou encore, de même, si ce qu’il est dans l’opinion d’autrui remplace ce qu’il est et ce qu’il fait dans le monde réel et allume les mêmes passions, — alors, sous forme d’avarice ou d’ambition, la volonté s’est sublimée et spiritualisée, mais du même coup elle s’est jetée dans la dernière forteresse où seule encore la mort viendra la forcer. Le but de l’existence est manqué.

Toutes ces considérations nous fournissent une explication plus profonde de ce que j’ai désigné dans le chapitre précédent par l’expression de δευτερος πλους, c’est-à-dire la purification, la conversion de la volonté et la délivrance due aux souffrances de la vie qui est sans aucun doute la plus fréquente. Car c’est la voie des pécheurs, autrement dit de nous tous. L’autre voie, celle qui, par la simple connaissance et l’attribution qu’elle entraîne des souffrances de tout un monde, conduit au même terme, est l’étroit chemin des élus, des saints, qu’il faut considérer comme une rare exception. Sans la première il n’y aurait donc pour la plupart des hommes aucun espoir de salut. Cependant nous répugnons à la suivre et nous travaillons au contraire de toutes nos forces à nous préparer une existence sûre et agréable, moyen infaillible d’attacher notre volonté à la vie par des liens toujours plus forts. Les ascètes agissent à l’inverse de nous : les yeux fixés sur leur bien dernier et véritable, ils veulent rendre leur vie aussi pauvre, aussi dure, aussi vide de joies que possible. Mais la fortune et la marche du monde veillent mieux à notre intérêt que nous-mêmes : elles déjouent à tout moment les arrangements que nous prenons en vue d’une vie de paresse, dont la folie se reconnaît assez à sa brièveté, à son inconsistance, à son inanité, à la fin qu’elle trouve dans une mort amère ; elles sèment sur notre route épines sur épines et nous apportent partout la souffrance salutaire, la panacée de nos misères. En réalité, ce qui prête à notre vie son caractère singulier et équivoque, c’est que deux fins diamétralement opposées s’y entrecroisent à tout instant : l’une, celle de la volonté individuelle, dirigée vers un bonheur chimérique, au milieu d’une existence éphémère, sorte de songe trompeur, où, par rapport au passé, bonheur et malheur importent peu, où le présent ne cesse de devenir le passé ; l’autre, celle du sort, assez visiblement dirigée vers la destruction de notre bonheur, et par là vers la mortification de la volonté et l’anéantissement de l’illusion, qui nous tient enchaînés dans les liens de ce monde.

L’opinion généralement admise, surtout par les protestants, que le but de la vie réside uniquement et immédiatement dans les vertus morales, c’est-à-dire dans la pratique de la justice et de l’humanité, trahit déjà son insuffisance par la misérable petite quantité de pure