Page:Schopenhauer - Le Monde comme volonté et comme représentation, Burdeau, tome 3, 1909.djvu/452

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avec ses obstacles, ses espérances déçues, ses plans déjoués et ses souffrances constantes, l’est aussi par rapport à la mort qui d’un seul coup renverse tout, tout ce que l’homme a voulu, et couronne ainsi l’enseignement que la vie lui donnait. — Le cours rempli de la vie, sur lequel le mourant jette un regard, exerce ainsi, sur la volonté entière objectivée dans cette individualité qui disparaît, une influence analogue à celle d’un motif sur la conduite de l’homme : elle lui imprime, en effet, une direction nouvelle, qui est ainsi le résultat moral et essentiel de la vie. Comme une mort soudaine rend impossible ce coup d’œil rétrospectif, l’église y voit un grand malheur, et dans nos prières nous demandons d’en être préservés. Et comme la raison est la condition de ce retour en arrière ainsi que de la prévision expresse de la mort, que ces deux états ne se peuvent réaliser que dans l’homme et non dans l’animal, et qu’ainsi l’homme seul vide réellement la coupe de la mort, l’humanité est le seul degré de l’échelle des êtres où la volonté puisse se nier et se détourner tout à fait de la vie. Si la volonté ne se nie pas, chaque naissance lui prête un nouvel intellect, différent des premiers, jusqu’à ce qu’elle ait reconnu la véritable nature de la vie et que par suite elle n’en veuille plus.

Dans le cours naturel des choses, le dépérissement du corps que provoque la vieillesse est précédé de celui de la volonté. La soif des jouissances disparaît aisément avec la faculté de les goûter. La source du plus violent vouloir, le foyer de la volonté, l’instinct sexuel, est le premier à s’éteindre, ce qui met l’homme dans un état voisin de celui d’innocence où il était avant le développement du système génital. Les illusions, qui faisaient prendre des chimères pour les biens les plus souhaitables, s’évanouissent, remplacées par la connaissance du néant de tous les avantages terrestres. L’égoïsme est supplanté par l’amour des enfants, et l’homme commence ainsi à vivre plus dans le moi étranger que dans le moi propre, qui ne tardera pas à ne plus être. Tel est du moins le cours des choses le plus désirable : c’est l’euthanasie de la volonté. Dans l’espoir d’y atteindre, il est ordonné aux brahmanes, les meilleures années de la vie une fois écoulées, d’abandonner leurs biens et leur famille et de mener la vie d’ermite. (Manou, vol. VI.) Mais si, au contraire, l’avidité survit à la capacité de jouir, et si l’homme regrette quelques plaisirs manqués dans sa vie, au lieu de reconnaître le vide et le néant de toutes les joies ; si les objets des désirs, pour lesquels le sens n’existe plus, se trouvent remplacés par le représentant abstrait de tous ces objets, par l’argent, qui excite désormais les mêmes passions violentes qu’éveillaient autrefois, mais avec plus d’excuse, les objets mêmes de la jouissance réelle, et si alors, malgré le dépérissement, des sens, sa volonté se porte sur un objet inanimé mais indestruc-