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comment la chose en soi est connaissable.

perçu, et c’est cette dernière relation qui constitue le grand problème qui nous occupe. L’existence empirique, telle que nous la connaissons, n’est autre chose que le fait d’être donnée dans l’intuition ; le rapport de celle-ci à la pensée est loin d’être une énigme ; car les concepts, c’est-à-dire la matière immédiate de la pensée, dérivent de l’intuition dont ils sont abstraits : aucun homme sensé ne saurait contester cette vérité. Qu’il nous soit permis de le dire à ce propos, rien n’est plus important que le choix des termes en philosophie : l’expression maladroite que nous avons critiquée ci-dessus et la confusion qui en est résultée a été la base de la pseudo-philosophie de Hegel, laquelle a occupé pendant vingt-cinq ans le public allemand.

D’autre part, si l’on voulait affirmer que « l’intuition est déjà la connaissance de la chose en soi, puisqu’elle est l’effet de ce qui existe en dehors de nous, et que ce dernier agit comme il est, en sorte que sa manière d’agir est aussi sa manière d’être » ; cette affirmation aurait contre elle les faits suivants : 1° la loi de causalité, comme on l’a démontré à satiété, est d’origine subjective, aussi bien que les impressions des sens dont dérive l’intuition ; 2° de même l’espace et le temps dans lesquels l’objet vient se projeter, sont d’origine subjective ; 3° si l’être de l’objet ne consiste que dans son action, il en résulte que cet objet n’existe que dans les modifications qu’il provoque en autrui, mais qu’en lui-même il n’est absolument rien. — J’ai affirmé dans le corps de cet ouvrage et j’ai démontré dans la dissertation sur le principe de raison, à la fin du § 21, que de la matière seule on peut dire que son être consiste dans son action ; elle est causalité dans toutes ses parties, c’est-à-dire la causalité même objectivement perçue : aussi n’est-elle rien en elle-même (ἡ ὕλη ἀληθινὸν ψεῦδος, materia mendacium verax) ; ingrédient de l’objet connu par l’intuition, elle est une simple idée abstraite, qui n’est donnée à part dans aucune expérience. Cette idée de la matière sera plus complètement analysée dans un chapitre ultérieur. — Quant à l’objet donné dans l’intuition, il doit être quelque chose en soi, et non pas seulement quelque chose pour autrui ; autrement il se réduirait à la représentation, et nous aboutirions à un idéalisme absolu, qui en fin de compte ne serait que de l’égoïsme théorique : toute réalité serait supprimée, le monde ne serait plus qu’un fantôme subjectif. Si toutefois, sans pousser plus loin nos investigations, nous nous en tenions au monde comme représentation, en ce cas il serait indifférent de considérer les objets comme des représentations de mon cerveau ou comme des phénomènes apparaissant dans le temps et l’espace ; car l’espace et le temps n’existent eux-mêmes que dans mon cerveau. En ce sens on pourrait affirmer sans hésitation l’identité du réel et de l’idéal : il est vrai qu’après